La mort en moins


Nous n’habitons pas tous notre corps de la même manière. Certains le vénèrent, d’autres l’endurent, le glorifient ou le soignent, s’en accommodent, l’entraînent ou  en abusent, l’usent, l’offrent ou le louent. Certains l’observent avec passion d’autres n’y pensent même pas. Mais il est là et il y restera jusqu’à la fin de notre séjour ici-bas. 

Enfant j’avais trois passions : observer la nature, l’exploration spatiale et jouer dehors. J’étais très physique, sportif (athlétisme, hockey, hand-ball), peu dans ma tête. Derrière notre maison, il y avait des champs à perte de vue. J’ai été tous les insectes, les merles et les carouges, toutes les herbes, les ciels et la terre. La plupart des voisins avaient une piscine. Alors j’ai été tous les astronautes marchant dans l’espace faisant la grimace à la gravité terrestre. Je bougeais sous l’eau dans un semblant d’apesenteur merveilleux. Le bonheur. Tout cela a été mon premier livre de lecture, moi qui détestait lire à la petite école. À l’âge de quinze ans les choses ont changé : mon corps est disparu. Grâce à la musique, j’ai découvert ma véritable vocation : la création artistique. Je m’y suis engagé totalement : écrire, composer, dessiner, explorer, essayer. Du coup le corps et son entéléchie sont passés au second plan. 

Depuis 1976, j’ai travaillé avec plus d’une dizaine de chorégraphes. Leur manière de créer m’a toujours fasciné. Après toutes ces années auprès d’eux, leur art demeure un mystère pour moi. C’est une alchimie bien proche de la composition musicale quelque part, mais où ? 

J’ai longtemps eu un fantasme : être seul en studio avec une danseuse et créer un solo pour elle. Pas pour devenir chorégraphe, je ne le serai jamais. Mais pour connaître la sensation de créer une oeuvre avec quelqu’un, seuls, ensemble. Créer un solo comme on écrit un texte avec une plume sur du papier blanc dans un temps donné, un lieu donné, pour une personne donnée. J’ai réalisé ce fantasme à trois reprises : en 1982 avec la danseuse et chorégraphe Ginette Laurin pour le solo La jouissive d’Elle G ; en 2001 avec la danseuse Manon Levac : Entre deux silences ; et en 2009 avec la danseuse et chorégraphe Louise Bédard : La Soeur de Salomé.

Dans les trois cas, j’avais une image de départ précise à offrir à l’interprète le premier jour de notre rencontre en studio. 

En 1982, j’avais dit à Ginette Laurin : «Tu es une cantatrice excentrique. Tu fais l’action de chanter. À chaque fois que les sons s’échappent de ta bouche tu les rattrapes avec tes mains, tes doigts pour les remettre dans ta bouche, comme si les sons étaient des bulles qui s’échappaient de ta tête, de ton corps. Très vite tu en émets trop et tu n’y arrives plus ; tu es littéralement débordée.»

En 2001, j’avais dit à Manon Levac : «Tu te places à l’arrière-scène, côté cour.  Debout, face au public, les yeux fermés, le visage bien ouvert. Tes mains sont à plat, verticalement, tout près de tes oreilles. Ta tête fait plusieurs fois le signe : non, non, non. Comme si tu ne voulais pas entendre quelqu’un qui te parle ou le bruit. Tu veux être entre deux silences,  tes mains, ne plus rien entendre. Tout le solo se dansera sans musique.»

En 2009, après avoir dit à Louise Bédard que je souhaitais explorer très librement le récit biblique de Salomé et la décapitation de Iokanann, qui m’avait fasciné en lisant le texte d’Oscar Wilde en 1977, je lui racontai (et jouai devant elle) une scène dont j’avais été le témoin à l’âge de dix-neuf ans. Ce serait le début du solo. «Il devait être dix ou onze heures du soir. Je revenais de chez mon amie. Je marchais sur le trottoir. Je retournais chez moi. À un cinquantaine de pieds devant, j’ai vu au milieu de la chaussée, un chat étendu sur l’asphalte mouillée. Il venait d’être frappé par une voiture. Il agonisait. Il vibrait dans les reflets de la nuit. Sa tête était tournée vers le ciel. Ses poils ondulaient au vent. Ça sentait la pluie, les vers de terre. Tout était silence. Il n’y avait pas de voitures. Puis un autre chat est arrivé. Il s’est approché de lui très lentement, le regard fixé, rivé, attiré par le chat mourant. Son corps tout entier le regardait. Il marchait délicatement sur le bout de ses pattes grises, téléguidé, comme pour ne pas déranger la mort qui s’installait dans le corps de l’autre ou la vie qui le quittait. Il se voûtait parfois, effrayé. Il s’immobilisait, une patte en l’air, figé dans son mouvement. Il ouvrait la gueule sans émettre le moindre son. Tout cela très lentement. Dans mes yeux, ce chat exprimait de la fascination, de l’attirance mais aussi de la répulsion. On aurait dit  un somnambule ; en dehors de son corps, mais en même temps, totalement présent à lui. Ces deux chats ne faisaient plus partie de notre dimension de vivants sur Terre. Il y avait une zone magnétique entre eux, attirante et repoussante à la fois. Comme deux aimants qui s’embrassent ou se refusent, rebondissant sur des lèvres invisibles, dégoûtés. Je n’avais jamais rien vu d’aussi étrange de toute ma vie. C’est ainsi que j’aimerais que tu avances en marchant, lentement, vers la tête de ta soeur Salomé, placée devant toi, sur la glace d’un lac gelé, la nuit. Cette tête sera un moulage exact de ta propre tête, Louise. C’est avec elle qui tu danseras. Juste avant, en ouverture, tu feras résonner un diapason trois fois de suite : sur ton coeur, sur ta cuisse et sur ton genoux.  Pour toute musique, tu laisseras mourir la note la trois fois sur ton corps. Acoustique. Il n’y aura aucune amplification. Je ne veux pas de musique. Tout le solo se fera en silence. Aucun décor. Pas d’éclairage ou accessoire. Juste toi, cette tête et la danse que tu vas créer.»

Trente-deux ans plus tard, je voulais revisiter ce tête à tête inquiétant avec Louise Bédard. La Soeur de Salomé ne serait pas une illustration du récit de Wilde, lui dis-je. Tout au plus, je m’inspirerais librement d’une légende apocryphe racontant la mort de cette princesse juive : «Salomé mourut en passant sur un lac glacé : la glace se brisa et elle tomba jusqu’au cou dans l’eau. La glace se reforma autour de son cou, laissant apparaître sa tête, comme posée sur un plateau d’argent."1


Dès le départ j’avais décidé que Louise Bédard danserait avec la tête d’une femme et non celle de Iokanann, un homme. En faisant ma recherche, j’avais lu que le poids moyen d’un tête humaine (tranchée) équivalait environ au 1/7 du poids total du corps. Je souhaitais que Louise Bédard tienne dans ses mains un objet ayant le poids réel de sa propre tête : douze livres environ. Quand je suis allé dans un magasin de sport acheter un poids de cette capacité, j’ai vite compris qu’il serait impossible pour elle (ou quiconque) de bouger, danser, rouler, tenir à bout de bras et dans ses mains, délicatement, à quelques pouces du sol un tel poids. Louise Bédard m’a dit qu’elle pourrait danser avec une charge maximum de quatre ou cinq livres, pas davantage. 

Durant notre travail de création, Louise Bédard n’a jamais laissé la chorégraphe qu’elle est profondément prendre la place de l’interprète qui s’offrait à moi pour la création de ce solo. C’est l’une de ses grandes qualités. À une seule occasion j’ai demandé à la chorégraphe de m’aider. Je sentais que quelque chose n’allait pas. Je lui ai demandé d’être très franche. Elle m’a regardé avec un grand sourire généreux. «Il faudrait que ça bouge davantage à partir d’ici, et plus rapidement. C’est trop lent. ― Oui. Mais comment ? ― Regarde. Je vais faire deux courtes improvisations pour toi. L’une au sol, lentement. La seconde debout, face au mur, plus rapidement. Prends tout ce qui te plaira. Ensuite, on continue ton solo.» Elle a fait les deux improvisations. Elle venait de me dire : «Il y a ce livre qu’on appelle le dictionnaire : c’est le corps humain. Il est rempli de gestes, de mouvements. Choisis selon les besoins de ton histoire.» Une leçon de chorégraphie toute simple. Une manière d’ouvrir les yeux, de recevoir le corps dans l’espace. Louise Bédard m’offrait du vocabulaire comme on dit. Je l’ai remerciée. L’instant d’après, elle est redevenue l’interprète voulant explorer, exprimer ma vision d’un autre monde. Quel privilège.

L’artiste Dominic Papillon a réalisé le moulage de la tête de Louise Bédard. Ce fut une expérience intense pour elle. Un jour, peut-être, elle en témoignera. Le lendemain, l’artiste m’envoya par courriel des photographies du masque du visage de Louise. Elle avait les paupières baissées, la peau blanche, les lèvres à peine rosées, les rides à nue, presque un masque mortuaire. Ça m’a troublé. Le lendemain, au studio, j’ai apporté ces photos pour les lui montrer. Elle n’y tenait pas. On a continué notre travail de chorégraphie. Elle prenait beaucoup de notes. Parfois, je jouais physiquement devant elle ce que je voulais. Elle était très attentive, méticuleuse. Elle répétait, trouvait la façon d’entrer dans le mouvement, le geste, l’attitude. Très vite c’est devenu son corps à elle, sa respiration, son poids. Ça ne m’appartenait déjà plus. C’était merveilleux. Un jour, je suis arrivé avec une tête de manequin en stryromousse à l’intérieur de laquelle j’avais introduit un poids de quatre livres. On a travaillé tous les jours avec cet accessoire. La vraie tête aurait les cheveux longs, noirs et gris. Ceux d’une femme âgée. Dans la vie, Louise Bédard a les cheveux roux tombant aux épaules, les yeux bleus. Ce serait son visage, certes, mais pas elle. Très tôt, j’ai senti que Louise, pas seulement son corps, était interpellée par le destin de cette femme figée dans la glace. Un jour, j’ai invité la répétitrice Ginelle Chagnon à venir voir notre travail. Cette femme voit tout et connait merveilleusement bien le corps du danseur. C’est précieux pour une interprète et un jeune chorégraphe. «On dirait du Buto par moments.» Sa remarque m’a beaucoup touché. À quelques jours de la première, Louise et moi avons cherché ensemble une perruque pour Salomé. Une fois trouvée, je l’ai apportée à Dominic Papillon ainsi qu’un poids de quatre livres. Il a fixé le tout avec beaucoup de soin. Le lendemain la tête était prête. La première au Festrival TransAmérique aurait lieu dans deux jours. Louise n’avait pas encore vu ni manipulé la tête ; encore moins dansé avec elle. Louise semblait s’en méfier, la nier, repousser le plus tard possible le moment de cette première rencontre avec elle-même. Le jour venu, j’ai placé la tête sur une petite table dans le studio de danse. Elle tenait en équilibre sur son cou. Un léger voile la recouvrait. J’ai dit à Louise : «Il va falloir que tu la vois. Que tu répètes au moins une fois avec.» Ce n’est pas de gaieté de coeur qu’elle s’est approchée de la table. J’ai enlevé le voile. Louise a vu. Son visage est devenu un roman-éclair d’une incroyable émotion. Comme s’il elle voyait ce qu’il ne fallait pas. On a échangé quelques mots, puis le travail a repris, avec cette nouvelle tête. Je ne saurai jamais ce qui s’est passé en elle,  à ce moment précis. Ni ce qui circule, ou surgit en elle en dansant ce solo devant le public. C’est de l’ordre de l’intime. Je ne me suis jamais permis de le lui demander. En répétition nous n’utilisions jamais la «vraie» tête, sauf les jours de représentations. Le corps n’est pas une idée en l’air... Il est rare qu’une personne ait l’occasion de se voir représentée en trois dimensions. Nous sommes habitués de nous voir en photographie, sur vidéo, dessiné ou peint peut-être. Ce que renvoie de nous le miroir est souvent étrange. Pour nous, l’image de notre visage n’existe qu’en deux dimensions. Alors tenir entre ses mains un instantané matériel de son visage, sa tête, en trois dimensions, grandeur nature, cela est inhabituel et peut déstabiliser.
Dans La Soeur de Salomé Louise Bédard est merveilleuse pour plusieurs raisons. Son interprétation est humaine, à la fois fragile et indestructible. Sa présence et son jeu sont en totale complicité avec l'oeuvre qu'elle incarne et la tête de Salomé ; ce visage aux yeux clos d'elle-même, devenu le 1/7 de tout son corps. Elle le tient entre ses mains. Il roule entre ses doigts. Elle le porte au bout de ses bras. Elle crée le corps d'une autre femme. Salomé et sa soeur. Elle l'écoute, tempe à tempe, bouche à bouche, lui chuchoter des secrets de femmes. Elle dépose la tête par terre, la regarde, la reprend, la cajole, caresse sa chevelure, la respecte, l'enserre, la met à distance ou s'en rapproche. Entre elles, attirance et répulsion s'unissent, se croisent, se jaugent, se toisent, se laissent et se délaissent dans une zone magnétique étrange. Ces femmes, leurs corps et dimensions, à ce moment précis du solo, font partie du monde des deux chats de mon histoire, la mort en moins.

Merci Louise Bédard.

1 Flavius Josèphe, «Guerre des Juifs» et «Antiquités judaïques». 

© Rober Racine, 2012

La mort en moins, Spirale , arts, lettres, sciences humaines. Numéro 242, automne 2012, pp. 42-44. Montréal, Québec. "Dossier : États de corps". Sous la direction de Michèle Febvre et Guylaine Massoutre.



V.I.E. : Voix, Image, Écriture

En 1983, j’ai été invité à présenter une nouvelle œuvre au Artculture Resource Centre de Toronto, une galerie d’art contemporain. 
Ce fut V.I.E.

Gustave Flaubert 1880-1980 ; Escalier Salammbô

En 1980, j’avais présenté à la Galerie nationale du Canada à Ottawa, dans le cadre de l’exposition Pluralités (1), l’œuvre : « Gustave Flaubert 1880-1980 ; Escalier Salammbô » pour rendre hommage à l’écrivain français à l’occasion du centenaire de sa mort qui coïncidait avec le centenaire du musée.
Pour l'occasion, j'avais présenté un projet qui soulignait l'architecture et l’oralité de l’écriture de Flaubert, élaboré en 4 étapes :
De 1978 à 1980, j'avais retranscrit, à la main, les six principaux ouvrages de Flaubert: Madame Bovary, Salammbô, L'Éducation sentimentale, La Tentation de saint Antoine, Trois Contes et Bouvard et Pécuchet. J'avais utilisé les éditions parues dans Garnier-Flammarion (les initiales de Gustave Flaubert...). Ces retranscriptions manuscrites furent réalisées sur des feuillets ayant les dimensions des manuscrits de Flaubert. Pour cela j'avais, à l'époque, demandé par lettre l'information aux bibliothèques de France où sont déposés ces manuscrits. Une seule m'avait répondu. J'avais donc utilisé un format général pour les six ouvrages.
En parallèle à ce travail de retranscription manuscrite ("recopie" au sens où peut-être l'entendaient Bouvard et Pécuchet...), j'avais compté, pour chacun des ouvrages, le nombre de mots, de phrases et de paragraphes (à la main - nous sommes en 1978-79 et je n'avais pas accès à l'informatique). 
En utilisant ces trois données, j'avais fait construire un escalier correspondant à l'architecture du roman. Soit: le nombre de chapitres donnait le nombre de marches de l'escalier; le nombre de mots la largeur de ladite marche; le nombre de phrases la profondeur et le nombre de paragraphes la hauteur. Ainsi, lorsque le spectateur entrait dans la salle du musée, il trouvait devant lui un immense escalier qui était, véritablement, la mise en espace du texte de Flaubert. L'escalier Salammbô fait quelque 10 mètres de long; près de 4 mètres de hauteur; et 4 mètres de largeur (soit la marche la plus large, le fameux chapitre 7).
Enfin, pour rendre hommage à ce que Flaubert appelait "l'épreuve du gueuloir", j'ai lu à haute voix sur l'escalier correspondant, en public, sans arrêt, et ce pendant 14 heures, le roman Salammbô avec ma retranscription manuscrite du livre. Ainsi, j'ai lu le chapitre 1 sur la marche 1, le chapitre 2 sur la marche 2, et ainsi de suite jusqu'à la fin du 15e chapitre. À la fin, je sautai (dans le vide) en bas de l'escalier. Cette lecture a eu lieu le 9 août 1980. J'avais 24 ans. (2)
À cette époque la voix comme matériau sonore et visuel m’intéressait beaucoup.

Entendre la Castiglione

En 1982, j’ai créé une nouvelle œuvre intitulée Entendre la Castiglione. Une installation sonore et photographique à l’intérieure de laquelle je fis une courte intervention (à l’époque on disait performance). J’y reconstituais, plus ou moins, une séance de photographie telle qu’elle devait se présenter au à la fin du 19’siècle.
L’œuvre fut présentée au Musée des beaux-arts du Canada à l’automne 1982 et à la Kunst Akademie de Berlin en janvier 1983.
Il s’agissait essentiellement de présenter la voix photographiée de la comtesse italienne Virginia Oldoini de Castiglione, née à Florence en 1837 et morte à Paris en 1899, dont on possède plus de 400 photographies et portraits.
En 1982, j’avais publié une note au sujet de la comtesse de Castiglione, remise aux spectateurs avant la performance. À cette époque, il y avait très peu de documents au sujet de cette femme étonnante pourtant méconnue en Amérique.
On me permettra ici de placer cette note (jamais publiée) puisqu’elle présente, en sous-texte, les trois composantes qui seront développées en 1983, dans l’œuvre V.I.E., soit : la voix, l’image et l’écriture ; sujets de nos rencontres à Orléans

La voix photographiée.
Deux états-rencontres sont à la base de l’essai Entendre la Castiglione : l’audition à la radio de la voix du compositeur allemand Johannes Brahms enregistrée sur un cylindre phonographique en 1899 par un collaborateur de Thomas Edison, et la vue d’une photographie de la comtesse de Castiglione dans un livre sur l’écrivain Émile Zola. (3)
Ces deux impressions, aux surfaces fort différentes, ont eu au siècle dernier le privilège de fixer pour nous des sujets de l’Histoire via des matériaux très peu utilisés à cette époque : l’air et la lumière. Liées aux problèmes de la représentation, ces deux données (modelée par la durée : temps d’enregistrement et temps d’exposition) annoncent comme un appel venant de l’au-delà, l’art cinématographique et surtout soulignent et captent de manière évidente les traces fondamentales de tout corps vivant : la voix et son image.
Entendre la Castiglione est donc un essai visuel et biographique qui utilise la voix et la photographie comme traces historiques et politiques. C’est « in fictivo »  l’application pratique d’une intuition :
« Pouvoir photographier la voix d’une femme du siècle dernier, la comtesse de Castiglione, en établissant comme valeur imaginaire l’équation émissive suivante : par l’audition d’une durée de l’air (la voix) et la visibilité d’une même durée x de la lumière (l’image photographique), tenter de publier, par le biais d’un agrandissement photographique et d’un enregistrement amplifié de la voix, une durée qui s’autocommente. » Un geste donc où les parois del’avant-parole rejoignent la tenuité des écoutes ; les relancent éclair après éclair, vocable après silence. Le moment où l’écart s’élague au profit des étrangetés de la mémoire.
Par cette intuition, Entendre la Castiglione, devient une équation humaine où les états d’une inscription de l’identité ne sont plus seulement les signes d’une constitution physique, mais bien l’irradiante volonté de se perpétuer sans permanence.
L’essai ici présenté tente d’offrir au spectateur, sous l’apparence d’une séance de photographie de la Castiglione, les deux « chocs » initiaux ressentis par l’auteur à l’audition d’une voix quasi centenaire et la vue d’une photographie encore plus agée.
Ce choc rencontre s’apparente beaucoup à ce qu’a ressenti le baron Rodolph de Gortz dans le roman Le Château des Carpathes (1892) de Jules Verne. Comme on sait, ce personnage fasciné par la voix de la Stilla (jeune cantatrice italienne qui meurt en enregistrant sa voix sur un cylindre…) réussit è la fin du roman, à retrouver l’image et la voix de la célèbre chanteuse par l’emploi d’un portrait en pied de celle-ci et d’un appareil phonographique ayant enregistré ses derniers airs.
Entre cet épisode de la Stilla du roman de Jules Verne et l’essai Entendre la Castiglione il y a plus qu’une similitude ; il y a le témoignage réciproque puisque la Castiglione elle-même aurait pu lire cette histoire de son vivant. Ainsi faut-il voir ici le commentaire d’une intuition à une autre, d’une découverte à sa poursuite sans fin. Les pulsions de l’impression, l’excitation de multiples et la certitude d’une apparition qui se retrouve par  elle-même ; tout cela dans le but avoué de situer le toujours-vivant d’une donnée de l’Histoire. Entre la voix donnée et la voix rendue, il y a tout le geste public de dé-taire une image ; celle de la Castiglione.

Elle
La comtesse de Castiglione (Virginia OLDOINI, comtesse VERASIS DI) était née à Florence en 1837 et mourut à Paris en 1899. Issue d’une très ancienne famille noble de La Spézia, elle fut mariée en 1855 à un écuyer du Roi de Piedmont VICTOR EMMANUEL 2 (1820-1878) : François de Castiglione (1826-1867).
Pour sa beauté, son charme et son esprit, elle put obtenir immédiatement (à l’âge de seize ans) un des tous premiers rangs à la Cour de Turin où, pour l’admiration ou l’envie de chacun, elle fut la « divina comtessa ».
Cavour (1810-1861), ministre d’État de VICTOR EMMANUEL 2, n’hésita pas à l’employer à des fins politiques et l’envoya à Paris (1856) où elle conquit sans peine le cœur de Napoléon III et fut quelque temps l’une des reines de la capitale française. Elle contribua sans doute à la réalisation de l’alliance Villafranca, se brouilla avec l’Empereur, quitta la France et n’y revint qu’en 1862. Elle tenta ensuite de jouer un rôle politique auprès du duc d’Aumale en soutenant la cause orléaniste (1873) et termina son existence dans la retraite pour ne pas dire dans la réclusion de son appartement de la Place Vendôme. Elle ne sortait la nuit, vêtue entièrement de noire, promenant ses chiens. Les gens l’appelaient : « la folle de la place Vendôme».

Plus loin qu’elle
Lancée « dans le monde » dès l’âge de dix-huit et chargée d’une mission politique de premier ordre pour son pays (sensibiliser Napoléon III à la cause italienne : rêve du Roi Victor-Emmanuel 2 et de Cavour), la Castiglione, très tôt, s’attira les attentions les plus diverses de maints pouvoirs en place à l’époque, dont un très important aux XIX’ siècle : la photographie. 
Se faire photographier à cette époque devait signifier « être arrivé », « être quelqu’un ». C’est le même phénomène aujourd’hui lorsqu’une personne, pour une raison ou une autre, « peut » passer à la télévision.
Or on possède présentement plus de 400 photographies et portraits de la Castiglione ! Cette collection impressionnante de photographies, appartenait au comte Robert de Montesquiou, poète et proche de Marcel Proust… On peut donc imaginer, de par cette accumulation de documents photographiques, que la Castiglione se faisait photographier constamment. On dit même que partout où elle se rendait il devait s’y trouver soit un photographe ou un peintre. De cette conscience de son « passage » et de la beauté « historique » qu’elle incarna, il en résulte une œuvre véritable où la Castiglione par sa parure et son esprit put marquer son époque. Elle est devenue une œuvre, une action.
La photographie est l’essence même de toute l’historicité de la Castiglione. On peut même dire en toute affirmation qu’elle pensait photographie ; et cela dans les salons les plus mondains de la mini société du pouvoir au Second Empire. En ce sens, elle fut, pour reprendre une expression d’aujourd’hui : « une star du jet-set européen au Second Empire. »
En considérant la photographie comme l’écriture de l’instantanéité d’un langage visuel, on peut dire en toute certitude que la Castiglione s’exprimait dans un langage impeccable. Elle parlait son corps avec maîtrise et conscience. Le débit de son image (son maintien) et l’élocution de sa parure (son accent) deviennent ici la syntaxe du corps ; donc une apparence préparée. De ce qui sera dit, seule subsistera la parole photographique du rôle et des suites qu’elle voulait jouer.
Ce rôle (essentiellement politique) n’apparaît pas « explicitement » sur les photographies. À la limite on ne peut y voir que les suites ; des résultantes. C’est plutôt dans son Journal et sa Correspondance (4) (qu’elle entretenait avec toute la mini société en place de l’époque) que s’observe les « préparatifs » visuels, voire intellectuels, de ce rôle. Rédigés entièrement en français, et ce dès l’âge de seize ans jusqu’à la fin de ses jours, le Journal et la Correspondance de la Castiglione sont des documents inestimables pour qui s’intéresse à la psychologie de l’un des premiers modèles de la photographie. Y notant avec soin et exactitude toutes ses rencontres, pensées et théories sur le monde…, la Castiglione préparait ainsi les dispositifs nécessaires devant mener chacune de ses sorties à une réussite totale. Organisant méticuleusement la moindre de ses « apparitions publiques », la Castiglione dessinait elle-même toutes ses robes et concevait des coiffures et maquillages dignes des courants de la mode actuelle les plus provocants (punk, new-wave, etc.). Ainsi chaque apparition publique de la Castiglione déclanchait dans l’opinion des commentaires remarquables. Les témoignages d’époque en font foi et multiplient les descriptions les plus inspirées… Même les journaux du temps (ceux de Paris surtout où elle connut toute sa gloire) s’arrachait à coup d’argent l’exclusivité d’une « description » de la Castiglione.
Mais, au-delà des planifications de l’apparence, la comtesse de Castiglione savait l’importance de ce qu’elle devait faire passer dans ses entretiens politiques. Cavour et ses conseillers bien souvent l’informaient des points qu’elle devait traiter avec l’un ou l’autre des hommes de ou du pouvoir. On sait qu’elle s’entretenait souvent avec l’Empereur Napoléon III et fut sa maîtresse.
La Castiglione, par la parole, la voix, l’image et la photographie, devient un personnage fascinant qui, dans l’Histoire politique de cette époque, est quasiment un cas. En fait, elle transcende ce cas pour qu’il devienne une caise ; et cela par cette conscience qu’elle avait de sa situation « éphémère ». Elle aura tout fait pour cumuler les traces visuelles (bientôt visibles) de ses « beaux moments de passage » ; et ces quelques 400 photographies d’elle en sonjt la preuve lumineuse. Il s’agit ici beaucoup plus d’une biopictura que d’une biographie.
L’essai Entendre la Castiglione veut présenter la « parla » de la Castiglione (sa voix visuelle) via une station iconographique précise devant rendre compte d’une prise de contact avec l’Histoire.

V.I.E. Voix, Image,  Écriture

Voici comment je décrivais cette œuvre en 1983.
« V.I.E. (Voix, Image, Écriture) is certainly the simplest work I have yet produced. Originally conceived as a conversation on the notion of identity, it is a visual essay  on the intimate perception oh hearing, a long radiophonic sentence of fixed images. Basicaly this is a work about voice and hearing ; a statement on conversation.The interaction we notice in it constitutes the very nature of the conversation, at once contrapuntal and stereophonic. I wanted to present life beyond all action. Here, the voices, pictures and manuscripts of the three women become three gestures and mouvements in a trialogue of secrets, silence and intimacy. Language and movement... the movement is created by speech and its distribution in space. An essay in which the appeal of distance and time is personified every action, every pause. The document and its source become one, and its sole effect on the process is its transmission ; displaced(5)

En 1983, après le Flaubert et la Castiglione, la voix, l’image et l’écriture m’obsédaient de plus en plus dans ma création. Lorsque le Artculture Resource Centre m’invita à créer cette nouvelle œuvre j’ai voulu présenter très simplement ce qui, pour moi, était à ce moment là, l’essence d’une personne : une photo d’elle, sa voix, son écriture manuscrite. Aussi, décidai-je de présenter ces trois documents individuellement, au mur de la galerie. Je mettrais en scène trois femmes de mon entourage. Pour chacune, il y aurait sa photographie, un magnétophone diffusant sa voix, une lettre écrite de sa main. Le contenu des deux derniers documents importait peu. J’ai demandé à chacune de ces femmes (dont ma mère) de choisir une photographie de jeunesse, de me parler de celle ci, puis d’écrire quelques mots à ce sujet. Une fois réunis, les neuf documents furent envoyés à Toronto et installés selon des indications très précises. 
À l’époque, je ne connaissais pas le texte de Verbi-Voco-Visual Explorations de Marshall McLuhan. C’est seulement à l’occasion du colloque d’Orléans que j’ai pu en prendre connaissance. 
V.I.E. est pour moi une sorte d’énigme. Je n’ai jamais pu voir cette exposition en 1983. À l’époque, il fut impossible de me rendre à Toronto. Je n’ai eu aucun commentaire, aucune photographie de l’installation ; rien, sinon le court texte mentionné plus haut et les trois photographies des femmes publiés dans la revue Parallelogramme annonçant l’exposition. Des années plus tard j’ai demandé à la galerie de me retourner l’œuvre. Seule deux photographies furent retrouvées. Aucune voix (cassette audio), ni écriture manuscrite (lettre). Vous devinez mon étonnement lorsque, près de 25 ans plus tard, madame Héliane Ventura m’invita à participer à ce colloque. Encore plus lorsqu’elle me dit que l’œuvre V.I.E.  l’avait inspirée.
Je n’ai guère réfléchit aux rapports entre la voix, l’image et l’écriture. Peut-être parce qu’ils traversent ce que je fais en création. Les images s’éloignent de plus en plus de moi (ou moi d’elles), les voix et la musique également. L’écriture garde toujours sa joie et son silence. Elle veille, me pousse à continuer ou à tout arrêter. Elle me fait lire et vivre des personnages, des concepts, des sensations surtout. Elle sommeille en moi. Parfois elle me raconte des images, des chuchotements inaudibles. Mais cela ne dure pas. Ou le temps d’une fidélité.
Cette Vie que je n’ai pu voir et entendre à Toronto, elle est là qui me fait signe parfois, qui me demande de l’écouter, de la regarder, de la lire ou alors l’oublier pour la recommencer, la reprendre, la réécouter. Flaubert est toujours mon compagnon de route. La Castiglione ne l’est plus depuis Berlin. Cela m’a fait tout drôle lorsqu’en l’an 2000, il y eut une grande exposition de ses photos (6). Une autre rencontre qui n’a pas eut lieu pour moi. Bien sûr, on m’en a parlé. La Castiglione reste un cas singulier dans l’histoire de la  représentation vue du côté du modèle. Il n’existe pas d’enregistrement de la voix de la Castiglione. Mais je l’imagine très bien devant un phonographe confiant quelques mots au cornet acoustique. La voix, l’image et l’écriture possèdent un pouvoir d’apparition extraordinaire. Jules Verne l’a très bien compris en écrivant son roman Le Château des Carpathes. Cet homme était un visionnaire. C’est par l’écriture qu’il nous a transmit ses visions. Tout comme Marshall McLuhan qui a su, par la voix, l’image et l’écriture, tracer les nouvelles voies de la communication. Des intuitions fulgurantes, des mots nouveaux, des concepts différents pour que la vie nous réinvente. Une voix dédiée à la peau errante. Une image pour clôre le temps. Une écriture dépouillée comme le système solaire. 

© Rober Racine

1 Pluralites 1980 Pluralités, avec les artistes : Mowry Baden, Iain Baxter, Pierre Boogaerts, Roland Brener, Stephen Cruise, Max Dean, Joe Fafard General Idea, Betty Goodwin, Garry Neill Kennedy, John McEwen, Claude Mongrain, Roland Poulin, Don Porch, Rober Racine, David Thauberger, Jeff Wall, Mia Westerlund, Alex Wyse. Sélection : Philip Fry, Willard Holmes, Allan MacKay, Chantal Pontbriand. Coordination : Jessica Bradley, conservatrice adjointe intérémaire, Art canadien contemporain. Galerie nationale du Canada, Musées nationaux du Canada, Ottawa, 1980. Lire le texte de Chantal Pontbriand, pp. 103-108.
2 On peut voir et entendre un extrait de cette lecture : Gustave Flaubert 1880-1980, Escalier Salammbô. Extrait d'un documentaire vidéo : Performance Art in Québec, program 3 : Rober Racine, réalisé par Tom Konyves, Productions AM Productions Inc. Vancouver, français, 60 mns, couleur. 1980 L'artiste nous parle principalement de ses créations autour d'Érik Satie (Vexations) , Gustave Flaubert ( L'escalier Salammbô) et le dictionnaire Robert (Le Parc de la langue Française).
3 Zola, Collection Génies et Réalités, Librairie Hachette, Paris, 1969, page 94.
4 En 1981-1982, je m’appuyais principalement sur le livre d’Alain Decaux, La Castiglione dame de cœur de l’Europe, d’après sa Correspondance et son Journal intime inédits, Paris, Perrin, 1953 (rééd. 1964) et de rares photographies trouvées dans des ouvrages généraux (dictionnaires, encyclopédies, livres d’histoire, biographies).
5 Parallelogramme, Volume 9, numéro 2, Décembre 1983-Janvier 1984, page 23. Publié en anglais. L’original en français est perdu.
6 La comtesse de Castiglione par elle-même, Sous la direction de Pierre Apraxine et Xavier Demange. Avec la collaboration de Françoise Heilbrun. Paris, musée d’Orsay. 12 octobre 1999 – 23 janvier 2000. Exposition organisée en collaboration avec la Fondation Howard Gilman, New-York.

V.I.E. Voix, Image, Écriture, Pratiques de la transgression dans la littérature et les arts visuels, sous la direction de Héliane Ventura et Philippe Mottet, Éditions de l'Instant même, Québec, Québec, 2009, pp. 193-202. 
Actes du colloque international "Les transgressions verbi-voco-visuelles." Faculté des Lettres, Langues et Sciences humaines. Université d'Orléans, France, 21 et 22 juin 2007.












Une lettre au dessin

À Louise, ma mère

Tu me demandes, dessin, comment cela se passe pour moi qui te côtoie depuis bientôt quarante ans. Eh bien…
Dessiner, c’est libérer la main d’une idée, d’une obsession. 
En regardant le papier vierge, j’aimerais ressentir un vertige à la limite de l’étourdissement, un émoi. Alors le regard de celle qui sait ou celui qui se tait, et inversement, devinerait un dessin en attente. Peut-être y a-t-il au bout des doigts de chaque artiste l’empreinte d’une image où se tient, dans les courbes de ses lignes, un reflet, tel le visage de Narcisse brouillé par les ondes de son cri évermeillé au-dessus des vapeurs de l’eau trouble.
L’Histoire du dessin peut se situer quelque part entre les marges du cahier, calepin, feuilles volantes et autres papiers, capteurs de rêves, pour reprendre le nom de cet objet amérindien.
Les marges des manuscrits sont de petites grottes de Lascaux pour ceux et celles qui écrivent. Dessins, gribouillages, croquis, traits, esquisses et autres essais invitent la main à flâner là où le crayon laisse une trace en devenir.
Écrire, c’est dessiner. Mais l’artiste dessine peu de mots. Son royaume est celui des masses de couleurs, équilibre d’ombres et textures subtiles. Il note les formes, les reflets, les lumières, les matières de ce qui est présent ou pourrait l’être. 
Parfois il écrira sous le dessin un titre, un mot, des chiffres même. Jamais ceux-ci ne ressembleront à ce qu’ils identifient ou désignent. C’est une représentation plus proche de l’écriture de chaque civilisation.
Ce que les mots cèdent à l’image, elle le magnifie, traits et mouvements, pour le porter au diapason de la page.
En musique, le la du diapason est fixé à 440 vibratrions par seconde (Hertz). Son tracé ondulatoire s’effectue dans l’air et le temps. Les papiers, les couleurs et les autres supports vibrent également. Ils se déploient dans l’espace et la lumière. Le dessin les parcourt en les habitant.
Entourés des œuvres de Pellerin, Goodwin, Poulin, Whittome, Dumouchel et Safdie, les dessins que j’ai faits accompagnent les traversées de chacun de ces artistes uniques. Leurs trajectoires peuvent être d’ordre perceptuel, émotionnel, mystique, incantatoire, contemplatif ou humain. Si toutes ces œuvres, formats optiques, visages de l’au-delà,  pouvaient discuter entre elles, tels les convives du Banquet de Platon, peut-être assisterions-nous à un échange de vues singulier.
La main qui dessine se souvient du temps où elle était intuition, désir secret, état second. Lorsqu’elle trace un passage, un paysage, l’ombre d’un corps humain, l’aire d’une couleur ou les nerfs de la vie, elle s’insinue dans le passé des matières vivantes pour les cristalliser. 
Lorsque je dessine, je ne sais pas pourquoi mes doigts tiennent un crayon, du fusain, un pastel gras ou une goutte de sang que j’étale sur le papier. Ces objets sont les diapasons d’un la dont la hauteur varie sans cesse. Le regard s’insinue, s’infiltre, avance, conserve ou élimine ce que le mouvement trace. La main danse et chorégraphie simultanément. À ce moment, elle est à la fois interprète et œil extérieur. Vient l’abandon, le laisser-aller, le plaisir essentiel. La liberté est au bout des doigts. Il n’y ni plan de vol ni itinéraire. Certains repères remontent à la surface de l’être. L’expérience, le familier, le déjà essayé pilotent ces traçantes que les doigts guident. Puis tout s’arrête. Ce n’est pas l’épuisement ou la fatigue. Non. Le dessin a enfin pris son envol. La tour de lancement est dépassée. Il n’y a plus de risque au sol. Ces fusées dont parle Baudelaire, le vingtième siècle les a transformées en crayons à réactions aptes à dessiner l’exploration spatiale, le ciel pour support, le cosmos en repaire. L’artiste est dès lors placé à l’intérieur du bout de craie qui révolutionnera l’apesanteur des signes, les communications au sol. Ceci n’est pas une fable. C’est le décalque d’une main nouvelle aux aguets de sa propre apparition. Visière levée l’éblouissement du papier m’invite au tutoiement. Il n’y a plus de fléchissement dans l’œil. Iris et critallin guident la main où elle devra se poser en vision vierge. Ce n’est plus la main crie, mais le manuscrit.
Depuis les débuts de l’humanité, nous dessinons. Au début, avec nos yeux, notre mémoire, notre voix ; puis avec un, deux, plusieurs doigts. Bientôt la main devint pochoir. La Lune sera une feuille de papier sur laquelle nous imaginerons les dessins d’un lapin, un homme sciant du bois, une femme lisant, saint Georges et le dragon, une tortue, un scarabée. Un bestaire se dessine à sa surface avec les yeux des différentes cultures. Alors les rêves et la mémoire habitent les êtres vivants. Nous ne sauront peut-être jamais ce que ressentent les animaux en regardant la Lune avec ses mers et ses cratères. Voient-ils les formes que nous voyons ? Les ressentent-ils physiquement dans leurs différents cycles de vie et de mort, comme nous ? Ses diverses phases ont une influence sur ce qui vit ici. Le crayon suit alors la voie proposée par la vision, la pulsion de l’artiste. Il est l’intimité, l’audace et la liberté que les coulisses ou le studio de répétition permettent. Une fois sur scène, la création est à toute fin pratique terminée. Je dessine pour essayer, explorer, capter ce que je ne soupçonne même pas. Ma main devient le projecteur d’un film dont la pellicule se crée cadre après cadre et qui possède ses propres projections. Au départ il peut y avoir une intuition, une direction, une idée, une frénésie incontrôlée qui nous entraîne à réaliser. Dessiner est surtout méditer, contempler, voire prier à main ouverte au centre d’un vide en soi qui recevra la vision, l’apparence intérieure à naître. Ces rapports de durée remplacent une mystique du temps : le décalage entre ce qui est ressenti et ce qui se fixe sur la plaque du dessin. Mais ces décalages sont libres. Ils évoluent telles la rotation et la révolution de la Lune autour de la Terre. Tant que nous vivons nous offrons le même versant de notre être aux autres. L’œuvre, l’action, le témoignage deviennent l’autre versant, non pas caché, mais à peine visible. Évoquer l’aspect caché d’un objet par la voie du graphisme nécessite un point de vue différent des autres témoins. Une personne placée sur un point fixe dans l’espace, au bout de la ligne Terre-Lune, verrait la rotation de la Lune sur elle-même (ce qu’aucun être humain n’a encore vu), et derrière elle, celle de la Terre, plus rapide. C’est une question d’angle de vue. Le temps joue peu ici, sinon dans sa manière de permettre au réel d’articuler sa présence à la nôtre. L’artiste témoigne de ce qui est perçu, découvert ou entrevu. Il prolonge, reformule à sa manière les formes, les reflets, les lumières, les matières placées devant lui ou pourraient l’être s’il avait déjà été. Ce qu’il expérimente rappelle ce vers de Baudelaire du poème Une Passante : « Un éclair… puis la nuit ! […] » 
Le caractère immédiat du dessin, sa faculté de capter sans distinction ce qui s’offre entre la mine et le papier, l’huile de lin et le film polyester, offre au corps les forces nécessaires du déploiement. 
J’ai toujours aimé lire les fiches techniques des œuvres sur papier. Le nom des supports, des matières, les ingrédients et pigments retenus transforment l’élan inquiet en bond assuré, observable. Mis bout à bout, les termes parfois techniques opèrent à la manière des potlatchs des Amérindiens : ils sont à la fois fêtes et offrandes. Pour le plaisir, lisons les mots-potlatchs des œuvres exposées ici. Imaginons qu’ils sont les stances d’une incantation magique où chaque nom d’une composante annonce la vision qui sera vue de tous.
Huile de lin, terre, graphite sur film polyester translucide
Graphite et huile sur papier imprimé
Fusain sur papier
Pastel à l’huile, goudron, cire et impression sur pellicule Mylar
Bâtonnets à l’huile et fusain sur impression à la gélatine argentique sur pellicule Mylar translucide
Pastel à l’huile, pastel sec, huile et fusain sur papier vélin
Acrylique sur papier et clous
Fusain, pastel, graphite et collage sur papier

Ces mots résonnent en silence dans les salles où vivent les oeuvres. Ils veillent en témoins, près des œuvres, à l’image d’une carte d’identité glissée dans un portefeuille. L’adéquation entre ces mots et leurs dessins tient du mystère orphique et du chant sacré. Rien n’est dit mais suggéré. Ces vocables, osselets à jouer au sort, chuchotent par énigme, tel Héraclite ou l’oracle de Delphe. Mais la parole des œuvres présentées à Versailles est née d’une main tendue vers le visible, quête graphique incarnée. Cette quête possède un titre, des dimensions, un volume, une odeur dans certains cas. Cette peau nouvelle, territoire tendu offert au cadre vitré, donne à voir les pores du trait, ses motifs, ses textures et réseaux oniriques.

Les nerfs de Nerves, de Betty Goodwin, sont autant à l’intérieur du mot qu’au-dessous du corps couché flottant. Qui est ce corps ? Où est-il ? Que fait-il là ? Respire-t-il ? Est-il mort ? Est-ce son propre corps rêvé se rêvant corps rêvé tel le papillon du philosophe taoïste Tchouang-tseu ? Nous ne le saurons sans doute jamais. C’est la beauté des œuvres d’art : nous ne savons rien d’elles. Ce rien est la somme de ce qu’il faut oublier pour laisser entrer en nous la vision de l’autre. Il n’y a pas d’avis au lecteur dans la nature. Mais dans notre réalité à nous, humains, cela est parfois plaisant. Le corps des Nerves y songe peut-être.

Dans La Mort de Virgile de Hermann Broch, un roman qu’affectionne Roland Poulain, les derniers instants du poète de L’Énéide sont évoqués dans un récit composé en quatre mouvements : L’eau- L’arrivée ; Le Feu – La Descente ; La Terre – L’Attente ; L’Éther – Le Retour. Ces couples de mots pourraient décrire la sensation de vertige qui circule dans les œuvres de Roland Poulin. Seuils et Malgré la nuit inventent un équilibre du sombre et du noir où l’ombre de chaque trait rappelle le déséquilibre physique passager qui nous accompagne tous à la naissance. L’intensité bouleversante des noirs du fusain dans Malgré la Nuit répond à la descente et à l’attente. Mais y a-t-il arrivée et retour ? Cette question est sans réponse, comme  elle l’est dans The Unanswered Question du compositeur américain Charles Ives (1906). Pour dessiner Seuils et Malgré la nuit, il faut se placer un temps dans les interstices de la lumière, rais obscurs, pour obtenir la netteté du silence, sa chaleur et sa géométrie. Sur la Lune, la gravité est d’un sixième en comparaison à celle sur la Terre. Sur la lune vous pesez six fois moins. Quelle est la gravité dans Malgré la nuit ou Seuils ? Ces dessins où la nuit fomente lieux et demeures seraient-ils ce que le Pseudo-Denys décrit comme « la ténèbre plus que lumineuse du silence » dans sa Théologie mystique ?

C’est aux derniers jours de sa vie qu’Albert Dumouchel a réalisé la série de paysages au fusain intitulée Sans titre. N’est-il pas étrange, voire troublant, qu’un des graveurs les plus libres et inventifs du Québec confie au fusain, ce feu éteint de la nuit, l’hommage ultime du vivant, le paysage ? Le noir et le blanc sont les couleurs des commencements et de la fin. Je repense au titre de ce prélude pour piano de Claude Debussy : Des pas sur la neige. C’est suivre la réminiscence, la nostalgie, le souvenir, l’au revoir à ce qui fut et qui restera après nous. Le corps humain est à l’image du fusain, à la fois fusée et fusion, il fuse de toute part, célébrant les camaïeux de la sensibilité. Arbre vert, il vibre jusqu’au bois dur, courbé et tordu. Le jour viendra où il retournera au Feu, passage vers l’Éther. Dumouchel compose avec détachement et maîtrise le chant de nos amis les arbres. Les ombres sont blanches parce qu’elles ne sont tenues à rien. L’artiste trace des rayons où la courbure du temps et son aire attirent le petit bout de bois brûlé. Le doigt pointe l’univers mais l’artiste regarde plus loin. Il guette à bord d’une petite tige. Elle est faite de bois, de pigment huilé, de mine de plomb, de tout ce qui peut laisser une trace visible sur la surface choisie. Prenez un diapason et tracez une ligne sur le papier en appuyant, son empreinte apparaîtra. Quelque chose comme le son blanc du silence montera à vos yeux. Les grands arbres diapasons de Dumouchel donnent le la d’une éternité revenue, celle du présent en soi et de sa plénitude.

Léonard da Vinci écrit dans ses Carnets : « Le dessin est libre. » Cette liberté amène l’artiste à faire des rapprochements inattendus. C’est le cas de la série Ho T’u  de Irene F. Whittome. Le titre fait référence au Yi-king ou Livre des Transformations. Ce livre de sagesse chinoise date des premiers millénaires avant l’ère chrétienne. La figure des 64 hexagrammes est centrale. Six traits horizontaux superposés, parfois sectionnés en deux, renvoient chacun à une cosmogonie, connaissance de soi de par le monde intérieur et extérieur. Ce livre est essentiel dans l’inspiration de l’artiste. Ici un signe rouge est calligraphié sur des photos noir et blanc (parfois bleutées) représentant rivières et montagnes. Cela renvoie à cette légende chinoise racontant l’origine du Yi-king : « Du fleuve Jaune est sortie une image et de la rivière un livre, un saint les a imités. » L’artiste et le saint taoïste sont frère et sœur de perception. Le majestueux fleuve chinois serpente, tel un cheveu tombant sur le sol, la signature des terres asiatiques. La traversée rouge de l’artiste transforme ses signes en paysages, fleurs, oiseaux, animaux. Notre regard se pose sur cette union, superposition d’une image bien cadrée et son libre écho. Peut-être abstrait, le signe fait naître en nous le désir de le suivre du doigt. Il faut se placer devant une feuille où sont imprimées deux photographies de montagnes et de cours d’eau. La regarder longuement, doucement, avec une concentration libre de toute tension. Recevoir la représentation des  motifs de cette nature immobile, vive et criante dans notre imagination. Prendre le pinceau, le bambou taillé, le tremper dans la couleur rouge et laisser irradier l’impulsion dans notre main. Elle donnera naissance à une mutation alchimique. Entre la photo noir et blanc et une empreinte manuelle surgira une transformation. Si l’artiste l’accepte, elle l’offrira pour que ce don nous transforme. C’est le potlatch, étape primordiale pour Irene F. Whittome.

Où est la couleur dans un tableau trop éloigné pour être vu ? Guy Pellerin a dû se poser la question devant les fresques du peintre Ozias Leduc au plafond de la cathédrale de Joliette, au Québec.
La quête amoureuse et mystique de Pellerin pour la couleur l’amène à créer un nuancier qu’il titre No. 356 – cathédrale Saint-Charles-Borromée, Joliette. Il y a là quarante-huit éléments monochromes. Il présente les couleurs de l’œuvre d’Ozias Leduc invisibles à l’œil nu. L’artiste demandera à un confrère, Richard-Max Tremblay, peintre et photographe, de venir avec son appareil photo muni d’un puissant téléobjectif. Dans la cathédrale, tel un astronome de la couleur cherchant de nouvelles étoiles, quazars sensibles aux éblouissements, il demandera à son ami photographe de cibler, avec le télescope scrutatuer, les couleurs d’un au-delà à proximité de soi. Dans son studio, Pellerin étudiera ces cartes du ciel d’une œuvre d’Ozias Leduc. Puis il réalisera les quarante-huit couleurs acryliques sur papier et clous. Enfants, on nous disait à l’école : « Une ligne est une succession de points. » Ici, l’œuvre est une succession de dessins. Le point sur le i du mot dessin aligné aux autres forme une constellation, prisme en coin où chaque faisceau est un angle d’approche. Il faut se tenir au plus près pour voir comment Pellerin dépose la couleur de chaque monochrome. Il est là, le dessin. Couché, lové, traîné, lissé, épousant tantôt les aspérités du papier, tantôt les évitant ou les survolant. Ces couleurs sont le dessin d’un infini invisible à l’œil nu, logé au plafond d’une cathédrale du Québec. Vinci avait vu juste. 

Si une main prend de la terre, la dépose dans un bocal contenant de l’huile de lin, pense à la nature humaine, à sa place dans l’Univers, à sa fragmentation, sa fragilité, sa dissolution, sa transparence vernie ou diluée en lavis, cette main dessine des apparitions d’un autre âge. C’est ainsi que je vois les dessins à échelle humaine de Sylvia Safdie Notes from my Journal. Certains êtres portent en eux un destin trop lourd. Comme l’orage ou l’effroi, la démesure s’empare de ce qu’ils font. Dansent-ils, la scène qui supporte leurs pas s’affaissera. Prient-ils, leur ferveur les consumera. Il semble n’y avoir aucun espace pour eux. Mais ils fascinent. Le dessin prend cette voie, cette « porte étroite » dont parle Gide. Il est l’éclat de tous les soleils : il aspire les délimitations du réel pour laisser un sol à la gravité incertaine. Les personnages qui flottent dans les œuvres de Safdie permettent à ce qui les dévoile d’étirer le temps du dessin. Cette temporalité rejoint, à quelques degrés près, celle entrevue dans les Nerves ou Beyond Chaos No.7 de Goodwin. Chaque œuvre sur papier a son centre de gravité, son poids, ses couloirs où la chorégraphe peut ou non se faufiler. Le fil d’Ariane, le Minotaure et le Labyrinthe sont toujours présents sur le film polyester. Le matador espagnol Luis Miguel Dominguin disait : « La mort est comme un mètre carré qui tourbillone dans l’arène, mais personne ne sait où il est. »

J’ai repensé à cette phrase en dessinant les vautours. L’idée de mettre la main dans une trappe invisible qui aspire vous aspire profondément en vous-même m’a parfois éveillé, fait peur. Rencontrer son double n’est jamais agréable. Mais s’il n’y a plus d’attente, de désir, de projet en avant, toute rencontre devient une éclaircie ou des trous de soleil dans le ciel. J’ai dessiné debout, comme écrivent certains écrivains. Parce que j’étais souvent sur le point de quitter ma table de travail. Comme cela arrive lorsqu’on quitte une personne sur le seuil de la porte : la vraie discussion a lieu. On hésite à rentrer ou partir, mais la communication est vraie. J’ai dessiné les vautours ainsi. Sans que je m’y attende. Je ne voulais pas d’eux. Le dessin en a décidé autrement. On a fait chacun notre bout de chemin. J’ai dessiné avec la main droite et la main gauche. J’utilisais tout ce que je trouvais dans la maison pour graver, tracer, tacher, colorer, diluer, salir, asperger, caviarder ou tarauder le papier puis le sujet qui prenait forme sous mille et une matières : poussière, colle, retailles de bois ou de gomme à effacer, carton, encre, sang humain, épices, poils, salive, pastel gras, mine de plomb, graphite, fusain. Ces mots sont devenus des objets, des relais, des bruits, des couleurs, des parasites, de prétextes, des fuites, des rages, des exaspérations dans l’instant. Je dessinais rapidement. Comme si je ne voulais pas me rencontrer, me regarder, m’entendre, me laisser toucher ou flairer. Le temps d’une tornade, d’une trombe d’eau, l’effondrement d’un pont ou une explosion. Il y avait dans l’air la crainte des objets dans le noir du dessin. Cela ne durait pas longtemps. Le plaisir profond de créer portait le masque de la suspicion. 
J’ai rencontré les vautours pour la première fois au zoo de Barcelone, en février 1999. Ils avaient deux mots à me dire. Ce tête à tête a duré sept ans : un cycle dans une vie. Aujourd’hui les vautours dessinés, mes beaux chéris, sont retournés à Barcelone. En janvier 2008, je suis retourné les voir pour la première fois, neuf ans après. Il le fallait pour un roman que je termine : Les Vautours de Barcelone. Un personnage est revenu avec moi pour ce livre. Une jeune fille. À chaque jour elle s’assoit sur l’asphalte devant la cage des vautours et les dessine. Elle les appelle « mes caméras ». Elle dit que les rapaces dictent à sa main ce qu’elle doit dessiner. Elle les observe longuement. Se joue dans ses cheveux. Replace son perfecto coq de roche. Avec son crayon gras, elle bat des rythmes sur sa tête. Elle baisse les yeux et fixe son papier albinos. Enfin les lignes de sa main vrillent à l’intérieur de son crayon. Elle dessine ailleurs avec ce détachement impliqué qu’on les autistes. Le r du mot artiste se transforme en u. Bientôt son rituel s’achève. Sur le papier, elle a dessiné des inventions métaphysiques, des développements, des évanouissements, des sollicitudes, des égards. Elle les colore avec son mascara, de l’ombre à paupière, du fond de teint ou son rouge à lèvres. Une fois, elle a utilisé du vernis à ongle jaune pour faire le croquis d’une ponte. Elle dessine ce que voient les animaux : des dimensions. Ça ressemble à une fiction mais pas plus que le dessin serait une image qui n’est pas. Le réel laisse passer. Dès lors la fente joyeuse, le rapt divin, l’esquive graphique, les frottements d’où surgissent mille visages, feux sans soleil, tout cela participe à l’instant que le soir a ravi. La brèche éclatante laisse tomber sur les béances du papier le geste indélicat de la foudre, nuit verticale. 
Où se trouve le temps, le présent sans le maintenant de la main tenant un point d’interrogation en forme d’oreille ? Sur la feuille, tous les possibles sont là. Ils veillent, près à bondir pour capter l’envol de la liberté. Peut-être la main se perdra-t-elle dans l’immaculé du papier, verso sacré des noirs profonds (Broch/Poulin). Elle tentera de s’en approcher. Dessiner est la voie royale de l’intime dans l’infime. Mais cela doit demeurer simple et naturel. Comme peler un fruit ou couper du pain et dessiner ces actions. Ce ne sont pas des mots, mais les balises d’une dimension qui enveloppe la main et sa plume, une traçante. La main dessine le gant qui lui sied. 
Nous écrivons de gauche à droite, tel le parcours du soleil d’est en ouest. Ailleurs c’est de haut en bas, comme la pluie ou les rayons du soleil. Dessiner ne suit aucune direction prédéterminée. Pour l’astronaute dans l’espace, il n’y a ni haut ni bas. Il en est ainsi de la création. Où commence-t-elle ? Peut-être au même point que notre peau. Où finit-elle ? Là où l’offrande au spectateur est décidée. Où  va l’œuvre qui médite dans la salle du musée ou de la galerie ? Comment respire-t-elle dans l’attente d’un rapprochement avec le visiteur ? La forme d’une oreille. Dessiner est la part intime, immédiate de l’être humain. Pour nommer, décrire, cerner, évoquer ce qu’il voit extérieurement ou intérieurement, il trace quelques lignes. Le Petit Prince de Saint-Exupéry demande : « Dessine-moi un mouton. » Pas sculpter, peindre, graver ou photographier. Non, juste dessiner. C’est la ligne directe la plus simple pour le réel. Elle a la spontanné des bras qui se lèvent pour héler un taxi. Le bras trace dans l’air une demande. Le geste est pur, efficace, franc. Une fois assis dans la voiture, la réflexion, l’observation, la contemplation s’amorce. Sur le sable l’orteil ou le pouce trace un cœur, un profil, un nom. L’eau s’avance et se retire avec ce qui fut dessiné. Venus de l’eau, nous y retournons. 
Jusqu’à ce jour, douze astronautes ont marché sur la lune, de 1969 à 1972. Les parcours de ces marches, EVA (extra vehicular activity), sont aujourd’hui encore intacts, puisqu’il n’y a ni atmosphère ni vent sur la Lune. Au grain de poussière lunaire près rien n’abougé. Sans le vouloir, ces astronautes ont exécuté six nouveaux dessins (certains longs de quelques kilomètres). Un jour, pas si lointain, des voyages touristiques  seront organisés sur la Lune. Il sera possible de visiter ces sites comme nous visitons sur Terre les œuvres monumentales du land art. Les artistes de ce mouvement de l’histoire de l’art du vingtième siècle ont dessiné dans la terre pour révéler au visiteur sa tenuité face au monde et à l’Univers. Marcher dans un dessin, devenir le crayon, la plume, le fusain délimite et définit les apparences enfouies dans notre inconscient. 
Le dernier astronaute à avoir marché sur la Lune à ce jour, Gene Cernan, du vol Apollo 17, a tracé sur le sol lunaire les initiales de sa fille Teresa Dawn Cernan, TDC. Une façon élégante d’inscrire le féminin sur un territoire encore masculin. 
Fascinés depuis la nuit des temps par les formes et visages que nous inventons sur la Lune, quelques humains ont eu la chance d’aller en inscrire de nouveaux. Mais comme les couleurs non visibles d’Ozias Leduc décrochées du plafond de la cathédrale Saint-Charles-Borromée par Guy Pellerin, ils ne peuvent être vus à l’œil nu. Un jour on pourra s’en approcher physiquement. Nous pourrons les toucher du bout du pied tels qu’ils furent créés.

Voilà, Cher Ami, ce qui se passe en moi à tes côtés. 
Et toi ?


© Rober Racine.


Une lettre au dessinSur papier ou presque , catalogue de l'exposition des Oeuvres de la Collection du Musée d'art contemporain de Montréal. Montréal, Québec, 2008, pp. 13-22. 
Exposition organisée par le Conseil général des Yvelines et le Musée d'art contemporain de Montréal, présentée à l'Orangerie du Domaine de Madame Élisabeth à Versailles, France, du 21 novembre 2008 au 22 février 2009.