Conférence d'ouverture de la 45° Rencontre québécoise internationale des écrivains, sur le thème "Écrire l'art", qui eut lieu à Montréal, le 21 avril 2017.
Voici quelques noms de créateurs qui ont, tout au long de leur vie, exercé une ou plusieurs formes d’art.
Voici quelques noms de créateurs qui ont, tout au long de leur vie, exercé une ou plusieurs formes d’art.
J.W.
Goethe (écrivain/dessin) ; August Strindberg
(dramaturge/peintre, photographie) ; Arnold Schoenberg (compositeur/
écrits-peinture); Paul Klee (peintre, écrits/musicien) ; Mark Rothko (peintre,
écrits) ; Hector Berlioz (compositeur, écrivain) ; Félix Mendelssohn (compositeur,
dessin) ; Ingmar Bergman (cinéaste, écriture) ; François Truffaut (cinéaste,
écrits) ; Robert Bresson (cinéaste, écrit) ;
Pier Paolo Pasolini (cinéaste, poète) ; Clarice Lispector (écrivaine,
peinture) ; Eugène Delacroix (peintre, écrits) ; Alberto Giacometti (peintre,
sculpteur, écrits) ; Henri Matisse (peintre, écrits) ; Antonin Artaud
(écrivain, dessin, peinture) ; Iannis Xenakis (architecte, compositeur) ; Vladimir Kandinsky (peintre, écrits) ; Roland
Giguère (gravure, poésie) ; Henri Michaux (écrivain, peintre) ; Michelangelo
Antonioni (cinéaste, peintre) ; Federico Fellini (cinéaste, dessin) ; Dino
Buzzati (écrivain, peintre) ; William Blake (poète, peintre) ; Jean Cocteau
(écrivain, cinéaste, peintre, dessinateur) ; J.M.G. Le Clézio (écrivain, dessin)
; Frida Kahlo (peintre, écrits) ; Victor Hugo (écrivain, dessin) ; Jules et
Edmond de Goncourt, (écrivains, dessins) ; Saint-Denis Garneau (poésie,
peintre) ; Robert Lalonde (écrivain, comédien) ; Françoise Sullivan (peintre, chorégraphie, danse) ; Jean-Pierre
Perreault (chorégraphe/danseur, peintre, dessin) ; Herménégilde Chiasson
(poète, peintre, cinéaste, dramaturge, essayiste) ; et tant d’autres.
Solo no. 1, pour violon (dédié à Malcolm Goldstein) composé en 2005. Durée : 4'30''.
Solo no. 1, pour violon (dédié à Malcolm Goldstein) composé en 2005. Durée : 4'30''.
...À défaut d’être un astronaute...
Au
mois d’avril 1962, à l’âge de cinq ans et demi, j’ai avalé, sans m’en rendre
compte, une épingle à tête. Elle s’est logée dans l’intestin. On m’a opéré pour
l’en extraire. Je me souviens de tout à l’hôpital : mon lit, ma chambre,
la venue de l’infirmière pour me conduire à la salle d’opération, la table
d’opération noire, le masque qui s’est posé lentement sur mon visage pour
m’endormir, l’anesthésie générale. À mon réveil : j’ai dit : J’ai soif . Quelques jours plus tard,
une garde est venue enlever mes points de suture. On a dit à ma mère qu’on
m’avait administré « un peu trop » d’anesthésie et que je serais « peut-être »
légèrement plus lent, mais qu’à l’âge de 14-15 ans tout reviendrait normal. Or,
c’est précisément à cet âge que s’est opérée en moi cette explosion créatrice
de l’esprit que rien ne laissait prévoir auparavant puisque je n’aimais ni
lire, ni écrire, ni me concentrer sur des choses intellectuelles à l’école ou
ailleurs. J’étais physique, dans mon corps.
Enfant,
j’aimais jouer avec les insectes, les mouches en particulier. Je pouvais les
endormir et les réveiller. J’avais un esprit de recherche, d’expérience plutôt
scientifique. Je n’aimais pas lire, ni écrire. J’aimais être dehors, explorer
et observer la nature. Je suivais avec passion tous les voyages des missions
spatiales que je refaisais avec mes mouches. J’observais le ciel, de jour et de
nuit, en me demandant comment m’y rendre.
Ma
mère a toujours conservé cette épingle dans le pot que lui avaient remis les
chirurgiens de l’hôpital Notre-Dame en avril 1962. Ce n’est qu’en 2003, 41 ans
plus tard, que je lui demandai de voir cette épingle pour la première fois.
Le
20 février 1962, John Glenn fut le premier astronaute américain à effectuer
trois orbites autour de la Terre à bord de la capsule Mercury : Friendship 7.
L’aventure
spatiale américaine m’a toujours passionné. J’avais un ami abonné à la NASA. Il
recevait régulièrement de l’information sur les vols, les activités des
astronautes. Il m’a donné cette adresse et j’ai reçu plusieurs dépliants. À
chaque décollage à Cap Canaveral, on faisait entrer un téléviseur monté sur un haut
trépied (un genre de fusée…) dans la classe pour assister à l’événement
retransmis en direct. Notre directeur d’école, monsieur Marcel Sicotte, était
co-animateur avec Henri Bergeron à Radio Canada pour commenter les diverses
phases des missions. Grâce à lui, j’avais l’impression d’être en lien direct
avec les astronautes. Ces voyages dans l’espace et sur la lune représentent
l’aventure humaine qui m’a le plus bouleversé et fait rêver dans ma vie. Encore
aujourd’hui le pouvoir de ces voyages est intact sur moi. Je me souviens qu’à
chaque décollage, je me disais « Comme j’aimerais être à leur place (les
astronautes). Quitter l’école et la classe pour partir loin. »
Puis
il y a eu, bien sûr, l’exposition universelle : Expo 67. J’avais 11 ans et
j’ai visité tous les pavillons. À cet âge, je n’avais aucun sens critique.
J’étais ouvert, émerveillé. Ce fut, littéralement, mon premier tour du monde.
Je découvrais des architectures étranges, des sons, des musiques, des races,
des vêtements, des odeurs, des goûts totalement nouveaux pour moi. C’est là que
j’ai vu pour la première fois la télévision en couleurs, dans le pavillon de la
France, les sculptures de Nikki de Saint Phale ; entendu de la musique
électronique, vu et entendu le Polytope
de Iannis Xenakis, entendu une spatialisation du son avec une œuvre du
compositeur Gilles Tremblay pour le papillon du Québec. La musique « montait et
descendait » à l’intérieur des ascenseurs ; le cinéma écran en 360’ au pavillon
de Bell téléphone ; et tellement d’autres sensations. C’était merveilleux. J’ai
passé tout mon été là-bas, dans les îles de Terre des hommes. J’y suis retourné
à chaque année, nostalgique d’un bonheur passé, jusqu’au moment où la ville a
décidé de tout fermer pour de bon.
Il
y a quelques années, j’ai raconté l’histoire de cette épingle à mon bon ami,
l’artiste Raymond Gervais. Il m’a fait remarquer, stupéfait, que l’épingle, ce
motif, se retrouvait sous différentes formes dans quelques-unes de mes œuvres (La boîte à épingles (1979) pour compter
les 840 motifs des Vexations pour
piano de Satie ; les 60,000 petits bâtonnets coiffés des petits cartons bleus
plantés à la verticale du Terrain du
Dictionnaire A/Z (1980-81) ; les clous plantés dans les dictionnaires des
œuvres Lieux Cités/Cités (1982); les
400 tiges d’acier du Lightning Field
de Walter de Maria, lieu principal où se déroule l’action de mon deuxième roman
Là-bas, tout près ; et d’autres sans
doute.
Alors
je me suis dit que l’épingle-fusée avait visité un petit corps étranger.
Qu’elle avait voyagé, filé, à la fois mobile et immobile dans l’apesanteur
intérieure d’un petit garçon de cinq ans. L’anesthésie avait gardé cet enfant
dans l’apesanteur de l,espace pendant près de dix ans. Au retour, d’autres
fusée étaient sur la rampe de lancement : écriture, composition musicale, arts
visuels, chorégraphie...
Toujours chercher, toujours créer...
Dans
le dictionnaire Le Petit Robert, les deux mots ayant la plus longue définition
sont : faire et passer.
Chaque définition fait environ 4 colonnes 1/2.
Ces deux mots résument la nature de notre venue sur Terre : nous passons et pendant ce temps nous faisons des choses.
Passer et faire sont un peu les doubles de chercher et créer.
Chaque définition fait environ 4 colonnes 1/2.
Ces deux mots résument la nature de notre venue sur Terre : nous passons et pendant ce temps nous faisons des choses.
Passer et faire sont un peu les doubles de chercher et créer.
Les
mots : «toujours chercher, toujours
créer» sont tirés de l’Épigrame
du texte Dieu et le Monde de J.W.
Goethe.
Je les ai lus pour la première fois à l’âge de 17 ans, je crois, dans une biographie de Robert Schumann.
C’était le titre d’un chapitre.
Ces mots sont tout de suite devenus ma devise en création, une route à suivre, une invitation à aller plus loin.
C’est à cet âge que la musique et la lecture, la composition et l’écriture (littéraire) sont entrés dans ma vie.
Elles l’ont changée à jamais, surtout la musique.
Je les ai lus pour la première fois à l’âge de 17 ans, je crois, dans une biographie de Robert Schumann.
C’était le titre d’un chapitre.
Ces mots sont tout de suite devenus ma devise en création, une route à suivre, une invitation à aller plus loin.
C’est à cet âge que la musique et la lecture, la composition et l’écriture (littéraire) sont entrés dans ma vie.
Elles l’ont changée à jamais, surtout la musique.
COMPOSER / ÉCRIRE DE LA MUSIQUE
Depuis
plus de quarante ans maintenant, la musique m’accompagne ; à la fois secrète et
généreuse. Pourtant, elle demeure inexplicable... Peut-être parce qu’elle n’a
pas à être expliquée, mais écoutée.
J’ai
composé de la musique, j’ai joué mes oeuvres en concert ; malgré cela, je reste
sans mots devant l’expérience musicale. C’est comme si je devais parler de la
respiration, de l’air ou du ciel.
Imaginez...
L’écrivain et le ciel. Le compositeur et le ciel.
La
musique a changé ma vie. Elle m,a donné le goût de la lecture et de l’écriture.
Elle a été un déclencheur, une porte ouverte sur la recherche et la création.
La musique m’a montré la solitude, l’écoute et la réécoute. Un silence nouveau
s,est présenté à moi.
À
quinze ans, j’ai eu un coup de foudre pour le piano. J’ai alors exploré cet
instrument avec passion. Puis, j’ai étudié la théorie musicale, la notation, lu
plusieurs biographies de compositeurs. Mon choix était fait : je consacrerais
ma vie à la création.
Je
n’ai pensé qu’il puisse y avoir un rapport particulier entre l’écriture et la
musique. Pour moi, c’est lié. Je ne privilégie pas un mode d’expression par
rapport à l’autre. Parfois, seuls les sons conviennent à l’idée. Ou bien alors,
les mots suffisent à rendre telle émotion, telle image, tel sentiment.
C’est
très étrange.
Pourquoi
écrit-on un quatuor à cordes plutôt qu’une oeuvre orchestrale ? Là, quelque
chose nous dépasse, je crois. On joue quelques notes, un accord naît, un motif,
une résonance, une phrase, et l’on sait, l’on sent qu’il faut telle ou telle
formation. Il y a une sonorité, un mouvement, une couleur, un timbre, une
intensité à capter. On entend une masse ou une ligne. Peut-être en est-il ainsi
lorsqu’un écrivain opte pour le roman, l’essai plutôt que la nouvelle.
La
musique offre une autre dimension, un autre temps. Il y a paradoxe en elle.
Elle est double, triple, multiple. En cela est très humaine puisque nous avons
tous, je crois, des vies polyphoniques. Je la ressens comme une immobilité en
mouvement. Un glissement imperceptible qui va du soupir à la véhémence, le
temps d’un regard, d’une geste.
La
musique crée des réseaux de distances infinies. Elle est à la fois très proche
et très éloignée de nous. Elle surgit à tout instant dans notre mémoire, notre
souvenir, notre vie.
Pourquoi,
tout à coup, comme ça, se met-on à chanter, fredonner ? La musique vient nous
chercher, traverse notre rythme.
Lorsque
je lis (des mots) le silence me parle. Lorsque j’écris, le silence s’aligne, se
déroule sur la page ou l’écran. Lorsque j’écoute la musique, la durée me parle,
me touche. Elle cherche, médite ; hésitante et décidée à la fois. Elle est une
tension fragile et redoutable, empreinte d’interrogation et de réminiscence.
Elle exprime une simultanéité de déroulements divers, de vitesses quasi
intemporelles.
Alors
les mots et ls sons se répondent. Ils s’observent, s’inventent et célèbrent.
Personnellement, je les sens complices. Ils s’invitent, chacun ayant son monde
à cerner, à parcourir, à transcender.
Certains
compositeurs affirment écrire de la
musique, d’autres composent de la
musique. C’est une question d’attitude, je crois.
Un
jour, je demandai au regretté Claude Vivier comment il composait sa musique. Il
me répondit : «Par couleurs.» J’ai voulu en savoir davantage. Il alla au piano
et plaqua une série d’accords dans le registre aigu en me disant : «Tu vois...
C’est par couleurs.»
Couleurs
et mystère de la musique. Sonorité diverses de l’écriture. Soudain, il y a du
sens, du non-dit à rendre visible, audible. Il y a cet invisible, ces tensions
et ces souffles à communiquer. Il y a l’inexprimable à offrir. Une expérience
limite, des mondes entr’aperçus à codifier, noter, transmettre.
L’écriture
et la musique... Ce sujet m’offre l’occasion de renouer avec le souvenir d’une
pratique qui reste pour moi très étrange.
J’aimerais
comprendre et saisir le ciel. Je pourrais alors écrire une musique qui serait
le ciel de chaque être...
J’ai écrit et publié des romans, une pièce pour la scène, deux chansons, j’ai réalisé une vidéo, j’ai fait de la photographie, du dessin, des installations, des performances, créer des œuvres radiophoniques, composé de la musique, donné des concerts, créer une œuvre d’art public, créer deux chorégraphies pour deux danseuses, créer une œuvre pour le web. J’ai toujours pensé que pour chaque création il n’y avait qu’un seul mode expression approprié. Parfois, il n’y aura que les mots et le livre pour exprimer la vision que j’ai envie d’offrir aux gens, parfois il n’y aura que les sons, l’image, le mouvement, l’espace. Mais là où je suis parfaitement heureux en création c’est lorsque j’écris seul à ma table de travail.
J’ai écrit et publié des romans, une pièce pour la scène, deux chansons, j’ai réalisé une vidéo, j’ai fait de la photographie, du dessin, des installations, des performances, créer des œuvres radiophoniques, composé de la musique, donné des concerts, créer une œuvre d’art public, créer deux chorégraphies pour deux danseuses, créer une œuvre pour le web. J’ai toujours pensé que pour chaque création il n’y avait qu’un seul mode expression approprié. Parfois, il n’y aura que les mots et le livre pour exprimer la vision que j’ai envie d’offrir aux gens, parfois il n’y aura que les sons, l’image, le mouvement, l’espace. Mais là où je suis parfaitement heureux en création c’est lorsque j’écris seul à ma table de travail.
Créer
est essentiellement une manière de vivre. Toute ma vie est organisée en
fonction de la création. C’est un choix très clair que j’ai fait à l’âge de
16-17 ans : consacrer ma vie à l’étude, la recherche et la création. On
peut dire que je suis entré en création comme on entre en religion : par
vocation, nécessité intérieure. Je vis
toujours en parfait accord avec ce choix. J’écris pour moi et je publie pour
les autres. Cela s’applique également aux autres formes d’expression que
j’emploie. Il s’agit de s’offrir une
vision pour ensuite l’offrir à
l’autre. Jusqu’ici j’ai eu beaucoup de chance dans la diffusion de mon travail.
Il a souvent bénéficié des meilleures conditions de publication, d’exposition
et autres. J’en suis très conscient.
Je
crois avoir toujours exprimé ce qui chantait en moi ; que ce soit par la
musique, la littérature ou les arts visuels. Chaque projet (ou création) a sa
manière de vivre et d’être. Pour moi, il n’y a vraiment que cela qui compte
Le
contexte social, historique est toujours là. Il flotte, omniprésent, quelque
part. Il est lié à ma vie. Par contre dans ma création il est peu présent je
dirais ; sauf dans mes romans. En arts visuels, je travaille comme un
essayiste. Lorsque je crée une œuvre autour de Satie, Flaubert, la comtesse de
Castiglione, le dictionnaire de la langue française de Paul Robert, Glenn
Gould, Benjamin Franklin, Bouguereau, Gesualdo, Samuel Beckett, les missions
spatiales Apollo, et autres personnages de l’Histoire passée et présente. Ils
sont des sujets de recherches pour
moi, des vies et des lieux à explorer, rien d’autres. Ils sont pour un temps
donné des sources d’inspiration pour tel ou tel aspect. Certaines personnes
confondent influence et inspiration. Dans mon cas, il s’agit d’inspiration.
Lorsque ces projets sont achevés, leurs sujets n’existent pour ainsi dire plus
dans ma vie. Je m’en éloigne rapidement. De même, je ne suis pas très attaché à
ma propre création. Lorsque je la fais, j’y suis totalement engagé. Une fois
terminée, je passe à autre chose. La vie des êtres humains m’a toujours fasciné
et donné envie de faire quelque chose
; davantage qu’un mouvement ou une
période de l’Histoire. Mais tout est lié. Je suis dans le présent. Je dirais
que pour moi le futur est déjà derrière.
Le
mystère de la création je crois. Je travaille toujours seul. Je n’ai jamais
aimé travailler en équipe, et ce, depuis l’enfance. À l’université j’ai déjà
abandonné un cours parce que nous devions présenter le travail de session en
équipe. Je peux y arriver, mais il faut qu’il y ait une parfaite entente avec
l’autre et il ne faut pas que cela dépasse trois personnes. Je fais tout pour
éviter ce genre de situation. Pour créer je suis heureux et inventif seul.
C’est la seule manière pour moi de créer.
J’ai
toujours eu besoin de beaucoup de temps pour une nouvelle création. J’y rêve
très longtemps. Parfois, la réalisation se fait plus rapidement ; cela dépend
des projets (les Pages-Miroirs, par
exemple, m’ont demandé quatorze années de travail pour un temps de conception au départ
extrêmement bref). Ce n’est jamais pareil. Je me suis toujours engagé dans des
créations qui demandaient beaucoup de temps. Je suis à l’aise dans les projets
qui s’étendent sur plusieurs années. C’est mon rythme naturel, je crois. Sans
doute parce que j’ai un tempérament contemplatif. Il m’est arrivé à l’occasion de créer
rapidement une œuvre. Mais c’est l’exception. Mon travail est davantage lié au
temps qu’à l’espace. Peut-être parce que je suis surtout habité par l’écriture
et la musique qui sont des arts du temps. L’espace (sur Terre j’entends) reste
pour moi quelque chose d’assez abstrait, sensoriel parfois.
J’aime
réaliser les choses lorsqu’elles demeurent au niveau du crayon et de la feuille
de papier. Aussitôt que des objets interviennent, j’essaie de ne pas avoir à
travailler avec eux. Plus maintenant en tout cas. Dans la vingtaine j’ai
travaillé avec toutes sortes d’objets pour réaliser des installations, mais je
n’ai jamais eu de réel plaisir. La matière ne m’a jamais intéressé. Ça reste un
pis aller pour donner forme, corporifier une idée, une vision. C’est pour cela
que les mots et les notes de musique me conviennent si bien. J’explore beaucoup
les textures pour dessiner. Mais pour moi cela reste de l’ordre des crayons,
peu importe les matières employées. Dessiner c’est écrire. Mais mon grand
plaisir c’est de rêver, penser à une
œuvre, en être habité. La réalisation la plus satisfaisante pour moi reste
l’écrit.
DESSINER
Dessiner
c’est confier à l’autre sa nudité. L’intimité est spectaculaire dans la vie
intérieure. J’ai dessiné de la main gauche et de la main droite. Chaque main a
son registre, sa tessiture, son débit et sa trajectoire. Tantôt elle délimite,
tantôt elle remplit. Les deux modèlent une apparition
disparaissante pour reprendre une expression chère au philosophe Vladimir
Jankélévitch.
Où
est le dessin avant que la main ne s’empare de lui dans l’invisible de la
douleur, de la joie, l’éloignement du non-être aux confins du retour ? Il
appartient au retour sur soi, aux battements de paupières qui rythment l’éveil,
aux frémissements de chaque poil, à la respiration microscopique des pores de
la peau. Dans la main qui dessine, les lignes de vie, de coeur et de tête,
telles des vignes sur la paume, s’enroulent autour du crayon gras ou fin et
libèrent un nouveau-né. Elle le garde ou le jette, l’efface ou le modifie, le
maquille ou le dénude, l’accompagne ou l’isole.
Dessiner,
c’est libérer la main d’une idée, d’une obsession.
En
regardant le papier vierge, j’aimerais ressentir un vertige à la limite de
l’étourdissement, un émoi. Alors le regard de celle qui sait ou celui qui se
tait, et inversement, devinerait un dessin en attente. Peut-être y a-t-il au
bout des doigts de chaque artiste l’empreinte d’une image où se tient, dans les
courbes de ses lignes, un reflet, tel le visage de Narcisse brouillé par les
ondes de son cri émerveillé au-dessus des vapeurs de l’eau trouble.
L’Histoire
du dessin peut se situer quelque part entre les marges du cahier, calepin,
feuilles volantes et autres papiers, capteurs
de rêves, pour reprendre le nom de cet objet amérindien.
Les
marges des manuscrits sont de petites grottes de Lascaux pour ceux et celles
qui écrivent. Dessins, gribouillages, croquis, traits, esquisses et autres
essais invitent la main à flâner là où le crayon laisse une trace en devenir.
Écrire,
c’est dessiner. Mais l’artiste dessine peu de mots. Son royaume est celui des
masses de couleurs, équilibre d’ombres et textures subtiles. Il note les
formes, les reflets, les lumières, les matières de ce qui est présent ou
pourrait l’être.
Parfois
il écrira sous le dessin un titre, un mot, des chiffres même. Jamais ceux-ci ne
ressembleront à ce qu’ils identifient ou désignent. C’est une représentation
plus proche de l’écriture de chaque civilisation.
Ce
que les mots cèdent à l’image, elle le magnifie, traits et mouvements, pour le
porter au diapason de la page.
En
musique, le la du diapason est fixé à
440 vibrations par seconde (Hertz). Son tracé ondulatoire s’effectue dans l’air
et le temps. Les papiers, les couleurs et les autres supports vibrent
également. Ils se déploient dans l’espace et la lumière. Le dessin les parcourt
en les habitant.
Ses
trajectoires peuvent être d’ordre perceptuel, émotionnel, mystique,
incantatoire, contemplatif ou humain. Si toutes ces œuvres, formats optiques,
visages de l’au-delà, pouvaient discuter entre elles, tels les convives
du Banquet de Platon, peut-être
assisterions-nous à un échange de vues singulier.
La
main qui dessine se souvient du temps où elle était intuition, désir secret,
état second. Lorsqu’elle trace un passage, un paysage, l’ombre d’un corps
humain, l’aire d’une couleur ou les nerfs de la vie, elle s’insinue dans le
passé des matières vivantes pour les cristalliser.
Lorsque
je dessine, je ne sais pas pourquoi mes doigts tiennent un crayon, du fusain,
un pastel gras ou une goutte de sang que j’étale sur le papier. Ces objets sont
les diapasons d’un la dont la hauteur
varie sans cesse. Le regard s’insinue, s’infiltre, avance, conserve ou élimine
ce que le mouvement trace. La main danse et chorégraphie simultanément. À ce
moment, elle est à la fois interprète et œil extérieur. Vient l’abandon, le
laisser-aller, le plaisir essentiel. La liberté est au bout des doigts. Il n’y
ni plan de vol ni itinéraire. Certains repères remontent à la surface de
l’être. L’expérience, le familier, le déjà essayé pilotent ces traçantes que
les doigts guident. Puis tout s’arrête. Ce n’est pas l’épuisement ou la
fatigue. Non. Le dessin a enfin pris son envol. La tour de lancement est
dépassée. Il n’y a plus de risque au sol. Ces fusées dont parle Baudelaire, le vingtième siècle les a
transformées en crayons à réactions aptes à dessiner l’exploration spatiale, le
ciel pour support, le cosmos en repaire. L’artiste est dès lors placé à
l’intérieur du bout de craie qui révolutionnera l’apesanteur des signes, les
communications au sol. Ceci n’est pas une fable. C’est le décalque d’une main
nouvelle aux aguets de sa propre apparition. Visière levée l’éblouissement du
papier m’invite au tutoiement. Il n’y a plus de fléchissement dans l’œil. Iris
et cristallin guident la main où elle devra se poser en vision vierge. Ce n’est
plus la main crie, mais le manuscrit.
Depuis
les débuts de l’humanité, nous dessinons. Au début, avec nos yeux, notre
mémoire, notre voix ; puis avec un, deux, plusieurs doigts. Bientôt la main
devint pochoir. La Lune sera une feuille de papier sur laquelle nous
imaginerons les dessins d’un lapin, un homme sciant du bois, une femme lisant,
saint Georges et le dragon, une tortue, un scarabée. Un bestiaire se dessine à
sa surface avec les yeux des différentes cultures. Alors les rêves et la
mémoire habitent les êtres vivants. Nous ne sauront peut-être jamais ce que
ressentent les animaux en regardant la Lune avec ses mers et ses cratères.
Voient-ils les formes que nous voyons ? Les ressentent-ils physiquement dans
leurs différents cycles de vie et de mort, comme nous ? Ses diverses phases ont
une influence sur ce qui vit ici. Le crayon suit alors la voie proposée par la
vision, la pulsion de l’artiste. Il est l’intimité, l’audace et la liberté que
les coulisses ou le studio de répétition permettent. Une fois sur scène, la
création est à toute fin pratique terminée. Je dessine pour essayer, explorer,
capter ce que je ne soupçonne même pas. Ma main devient le projecteur d’un film
dont la pellicule se crée cadre après cadre et qui possède ses propres
projections. Au départ il peut y avoir une intuition, une direction, une idée,
une frénésie incontrôlée qui nous entraîne à réaliser. Dessiner est surtout
méditer, contempler, voire prier à main ouverte au centre d’un vide en soi qui
recevra la vision, l’apparence intérieure à naître. Ces rapports de durée
remplacent une mystique du temps : le décalage entre ce qui est ressenti
et ce qui se fixe sur la plaque du dessin. Mais ces décalages sont libres. Ils
évoluent telles la rotation et la révolution de la Lune autour de la Terre.
Tant que nous vivons nous offrons le même versant de notre être aux autres.
L’œuvre, l’action, le témoignage deviennent l’autre versant, non pas caché,
mais à peine visible. Évoquer l’aspect caché d’un objet par la voie du
graphisme nécessite un point de vue différent des autres témoins. Une personne
placée sur un point fixe dans l’espace, au bout de la ligne Terre-Lune, verrait
la rotation de la Lune sur elle-même (ce qu’aucun être humain n’a encore vu),
et derrière elle, celle de la Terre, plus rapide. C’est une question d’angle de
vue. Le temps joue peu ici, sinon dans sa manière de permettre au réel
d’articuler sa présence à la nôtre. L’artiste témoigne de ce qui est perçu,
découvert ou entrevu. Il prolonge, reformule à sa manière les formes, les
reflets, les lumières, les matières placées devant lui ou pourraient l’être
s’il avait déjà été. Ce qu’il expérimente rappelle ce vers de Baudelaire du
poème Une Passante : « Un
éclair… puis la nuit ! […] »
Le
caractère immédiat du dessin, sa faculté de capter sans distinction ce qui s’offre
entre la mine et le papier, l’huile de lin et le film polyester, offre au corps
les forces nécessaires du déploiement.
J’ai
toujours aimé lire les fiches techniques des œuvres sur papier. Le nom des
supports, des matières, les ingrédients et pigments retenus transforment l’élan
inquiet en bond assuré, observable. Mis bout à bout, les termes parfois
techniques opèrent à la manière des potlatchs
des Amérindiens : ils sont à
la fois fêtes et offrandes. Pour le plaisir, lisons les «mots potlatchs» des œuvres exposées ici.
Imaginons qu’ils sont les stances d’une incantation magique où chaque nom d’une
composante annonce la vision qui sera vue de tous.
Huile de lin, terre, graphite sur film
polyester translucide
Graphite et huile sur papier imprimé
Fusain sur papier
Pastel à l’huile, goudron, cire et
impression sur pellicule Mylar
Bâtonnets à l’huile et fusain sur impression
à la gélatine argentique sur pellicule Mylar translucide
Pastel à l’huile, pastel sec, huile et
fusain sur papier vélin
Acrylique sur papier et clous
Fusain, pastel, graphite et collage sur
papier
Ces mots résonnent en silence
dans les salles où vivent les oeuvres. Ils veillent en témoins, près des oeuvres, à limage dune carte didentité glissée dans un portefeuille. Ladéquation entre ces
mots et leurs dessins tient du mystère orphique et du chant sacré. Rien nest dit ∇ mais suggéré. Ces vocables,
osselets à jouer au sort, chuchotent par énigme, tel Héraclite ou loracle de Delphes. Mais la parole des oeuvres présentées est née dune main tendue
vers le visible, quête graphique incarnée. Cette quête possède un titre, des dimensions, un volume, une odeur dans certains cas.
Cette peau nouvelle, territoire tendu offert au cadre vitré, donne à voir les pores du
trait, ses motifs, ses textures et réseaux oniriques.
L’idée
de mettre la main dans une trappe invisible qui aspire vous aspire profondément
en vous-même m’a parfois éveillé, fait peur. Rencontrer son double n’est jamais
agréable. Mais s’il n’y a plus d’attente, de désir, de projet en avant, toute
rencontre devient une éclaircie ou des trous de soleil dans le ciel.
Où
se trouve le temps, le présent sans le maintenant de la main tenant un point
d’interrogation en forme d’oreille ? Sur la feuille, tous les possibles sont
là. Ils veillent, près à bondir pour capter l’envol de la liberté. Peut-être la
main se perdra-t-elle dans l’immaculé du papier, verso sacré des noirs
profonds. Elle tentera de s’en approcher. Dessiner est la voie royale de
l’intime dans l’infime. Mais cela doit demeurer simple et naturel. Comme peler
un fruit ou couper du pain et dessiner ces actions. Ce ne sont pas des mots,
mais les balises d’une dimension qui enveloppe la main et sa plume, une
traçante. La main dessine le gant qui lui sied.
Nous
écrivons de gauche à droite, tel le parcours du soleil d’est en ouest. Ailleurs
c’est de haut en bas, comme la pluie ou les rayons du soleil. Dessiner ne suit
aucune direction prédéterminée. Pour l’astronaute dans l’espace, il n’y a ni
haut ni bas. Il en est ainsi de la création. Où commence-t-elle ? Peut-être au
même point que notre peau. Où finit-elle ? Là où l’offrande au spectateur est
décidée. Où va l’œuvre qui médite dans la salle du musée ou de la galerie
? Comment respire-t-elle dans l’attente d’un rapprochement avec le visiteur ?
La forme d’une oreille. Dessiner est la part intime, immédiate de l’être
humain. Pour nommer, décrire, cerner, évoquer ce qu’il voit extérieurement ou
intérieurement, il trace quelques lignes. Le Petit Prince de Saint-Exupéry
demande : « Dessine-moi un mouton. » Pas sculpter, peindre,
graver ou photographier. Non, juste dessiner. C’est la ligne directe la plus
simple pour le réel. Elle a le spontané des bras qui se lèvent pour héler un
taxi. Le bras trace dans l’air une demande. Le geste est pur, efficace, franc.
Une fois assis dans la voiture, la réflexion, l’observation, la contemplation
s’amorce. Sur le sable l’orteil ou le pouce trace un cœur, un profil, un nom.
L’eau s’avance et se retire avec ce qui fut dessiné. Venus de l’eau, nous y retournons.
Jusqu’à
ce jour, douze astronautes ont marché sur la lune, de 1969 à 1972. Les parcours
de ces marches, EVA (extra vehicular
activity), sont aujourd’hui encore intacts, puisqu’il n’y a ni atmosphère
ni vent sur la Lune. Au grain de poussière lunaire près rien n’a bougé. Sans le
vouloir, ces astronautes ont exécuté six nouveaux dessins (certains longs de
quelques kilomètres). Un jour, pas si lointain, des voyages touristiques
seront organisés sur la Lune. Il sera possible de visiter ces sites comme nous
visitons sur Terre les œuvres monumentales du land art. Les artistes de ce mouvement de l’histoire de l’art du
vingtième siècle ont dessiné dans la terre pour révéler au visiteur sa ténuité
face au monde et à l’Univers. Marcher dans un dessin, devenir le crayon, la
plume, le fusain délimite et définit les apparences enfouies dans notre
inconscient.
Le
dernier astronaute à avoir marché sur la Lune à ce jour, Gene Cernan, du vol
Apollo 17, a tracé sur le sol lunaire les initiales de sa fille Teresa Dawn
Cernan, TDC. Une façon élégante d’inscrire le féminin sur un territoire encore
masculin.
Fascinés
depuis la nuit des temps par les formes et visages que nous inventons sur la
Lune, quelques humains ont eu la chance d’aller en inscrire de nouveaux.
BOUGER / CHORÉGRAPHIER.
La
mort en moins
Le
jour où tous les masques du monde se «dé-sculpteront», les arbres retrouveront
leurs feuilles et la sève circulera à nouveau sous l’écorce des dieux. Dès
lors, bien des livres deviendront florilèges insensés. C’est une intuition
inexplicable. Lorsque le bonheur s’empare d’un corps sur la Terre, il y a
danse, sans masque, ni symbole. Pulsion, impulsion tout cela se cristallise
dans l’oeil du témoin et les muscles bougent.
Nous
n’habitons pas tous notre corps de la même manière. Certains le vénèrent,
d’autres l’endurent, le glorifient ou le soignent, s’en accommodent,
l’entraînent ou en abusent, l’usent,
l’offrent ou le louent. Certains l’observent avec passion d’autres n’y pensent
même pas. Mais il est là et il y restera jusqu’à la fin de notre séjour
ici-bas.
Enfant
j’avais trois passions : observer la nature, l’exploration spatiale et jouer
dehors. J’étais très physique, sportif (athlétisme : course, saut en hauteur et
longueur, hockey) peu dans ma tête. Derrière notre maison, il y avait des
champs à perte de vue. J’ai été tous les insectes, les merles et les carouges,
toutes les herbes, les ciels et la terre. La plupart des voisins avaient une
piscine. Alors j’ai été tous les astronautes marchant dans l’espace faisant la
grimace à la gravité terrestre. Je bougeais sous l’eau dans un semblant
d’apesanteur merveilleux. Le bonheur. Tout cela a été mon premier livre de
lecture, moi qui détestait lire à la petite école. À l’âge de quinze ans les
choses ont changé : mon corps est disparu. Grâce à la musique, j’ai découvert
ma véritable vocation : la création artistique. Je m’y suis engagé totalement :
écrire, composer, dessiner, explorer, essayer. Du coup le corps et son
entéléchie sont passés au second plan. Mais cette pulsion/impulsion tapie au
coeur du corps mentionnée plus haut est toujours vivante en moi. Il suffit de
l’inviter pour qu’elle se manifeste.
Depuis
1976, j’ai travaillé avec plus d’une dizaine de chorégraphes. Leur manière de
créer m’a toujours fasciné. Après toutes ces années auprès d’eux, leur art
demeure un mystère pour moi. C’est une alchimie bien proche de la composition
musicale quelque part, mais où ?
J’ai
longtemps eu un fantasme : être seul en studio avec une danseuse et créer un
solo pour elle. Pas pour devenir chorégraphe, je ne le serai jamais. Mais pour
connaître la sensation de créer une oeuvre avec quelqu’un, seuls, ensemble.
Créer un solo comme on écrit un texte avec une plume sur du papier blanc dans
un temps donné, un lieu donné, pour une personne donnée. J’ai réalisé ce
fantasme à trois reprises : en 1982 avec la danseuse et chorégraphe Ginette
Laurin pour le solo La jouissive d’Elle G
; en 2001 avec la danseuse Manon Levac : Entre
deux silences ; et en 2009 avec la danseuse et chorégraphe Louise Bédard : La Soeur de Salomé.
Dans
les trois cas, j’avais une image de départ précise à offrir à l’interprète le
premier jour de notre rencontre en studio.
En
1982, j’avais dit à Ginette Laurin : Tu
es une cantatrice excentrique. Tu fais l’action de chanter. À chaque fois que
les sons s’échappent de ta bouche tu les rattrapes avec tes mains, tes doigts
pour les remettre dans ta bouche, comme si les sons étaient des bulles qui
s’échappaient de ta tête, de ton corps. Très vite tu en émets trop et tu n’y
arrives plus ; tu es littéralement débordée.
En
2001, j’avais dit à Manon Levac : Tu te
places à l’arrière-scène, côté cour.
Debout, face au public, les yeux fermés, le visage bien ouvert. Tes
mains sont à plat, verticalement, tout près de tes oreilles. Ta tête fait
plusieurs fois le signe : non, non, non. Comme si tu ne voulais pas entendre
quelqu’un qui te parle ou le bruit. Tu veux être entre deux silences, tes mains, ne plus rien entendre. Tout le
solo se dansera sans musique.
En
2009, après avoir dit à Louise Bédard que je souhaitais explorer très librement
le récit biblique de Salomé et la décapitation de Iokanann, qui m’avait fasciné
en lisant le texte d’Oscar Wilde en 1977, je lui racontai (et jouai devant
elle) une scène dont j’avais été le témoin à l’âge de dix-neuf ans. Ce serait
le début du solo. Il devait être dix ou
onze heures du soir. Je revenais de chez mon amie. Je marchais sur le trottoir.
Je retournais chez moi. À un cinquantaine de pieds devant, j’ai vu au milieu de
la chaussée, un chat étendu sur l’asphalte mouillée. Il venait d’être frappé
par une voiture. Il agonisait. Il vibrait dans les reflets de la nuit. Sa tête
était tournée vers le ciel. Ses poils ondulaient au vent. Ça sentait la pluie,
les vers de terre. Tout était silence. Il n’y avait pas de voitures. Puis un
autre chat est arrivé. Il s’est approché de lui très lentement, le regard fixé,
rivé, attiré par le chat mourant.
Son corps tout entier le regardait. Il marchait délicatement sur le bout de ses
pattes grises, téléguidé, comme pour ne pas déranger la mort qui s’installait
dans le corps de l’autre ou la vie qui le quittait. Il se voûtait parfois,
effrayé. Il s’immobilisait, une patte en l’air, figé dans son mouvement. Il
ouvrait la gueule sans émettre le moindre son. Tout cela très lentement. Dans
mes yeux, ce chat exprimait de la fascination, de l’attirance mais aussi de la
répulsion. On aurait dit un somnambule ;
en dehors de son corps, mais en même temps, totalement présent à lui. Ces deux
chats ne faisaient plus partie de notre dimension de vivants sur Terre. Il y
avait une zone magnétique entre eux, attirante et repoussante à la fois. Comme
deux aimants qui s’embrassent ou se refusent, rebondissant sur des lèvres
invisibles, dégoûtés. Je n’avais jamais rien vu d’aussi étrange de toute ma
vie. C’est ainsi que j’aimerais que tu avances en marchant, lentement, vers la
tête de ta soeur Salomé, placée devant toi, sur la glace d’un lac gelé, la
nuit. Cette tête sera un moulage exact de ta propre tête, Louise. C’est avec elle
qui tu danseras. Juste avant, en ouverture, tu feras résonner un diapason trois
fois de suite : sur ton coeur, sur ta cuisse et sur ton genoux. Pour toute musique, tu laisseras mourir la
note la trois fois sur ton corps.
Acoustique. Il n’y aura aucune amplification. Je ne veux pas de musique. Tout
le solo se fera en silence. Aucun décor. Pas d’éclairage ou accessoire. Juste
toi, cette tête et la danse que tu vas créer.
Trente-deux
plus tard, je voulais revisiter ce tête à tête inquiétant avec Louise Bédard. La Soeur de Salomé ne serait pas une
illustration du récit de Wilde, lui dis-je. Tout au plus, je m’inspirerais
librement d’une légende apocryphe racontant la mort de cette princesse juive : «Salomé mourut en passant sur un lac glacé :
la glace se brisa et elle tomba jusqu’au cou dans l’eau. La glace se reforma
autour de son cou, laissant apparaître sa tête, comme posée sur un plateau
d’argent.»[1]
Dès
le départ j’avais décidé que Louise Bédard danserait avec la tête d’une femme
et non celle de Iokanann, un homme. En faisant ma recherche, j’avais lu que le
poids moyen d’un tête humaine (tranchée) équivalait environ au 1/7 du poids
total du corps. Je souhaitais que Louise Bédard tienne dans ses mains un objet
ayant le poids réel de sa propre tête : douze livres environ. Quand je suis
allé dans un magasin de sport acheter un poids de cette capacité, j’ai vite
compris qu’il serait impossible pour elle (ou quiconque) de bouger, danser,
rouler, tenir à bout de bras et dans ses mains, délicatement, à quelques pouces
du sol un tel poids. Louise Bédard m’a dit qu’elle pourrait danser avec une
charge maximum de trois ou quatre livres (de
1 à 2 kilos), pas davantage.
Durant
notre travail de création, Louise Bédard n’a jamais laissé la chorégraphe
qu’elle est profondément prendre la place de l’interprète qui s’offrait à moi
pour la création de ce solo. C’est l’une de ses grandes qualités. À une seule
occasion j’ai demandé à la chorégraphe de m’aider. Je sentais que quelque chose
n’allait pas. Je lui ai demandé d’être très franche. Elle m’a regardé avec un
grand sourire généreux. «Il faudrait que ça bouge davantage à partir d’ici, et plus rapidement. C’est trop lent. ― Oui. Mais comment ? ― Regardes. Je vais faire deux courtes
improvisations pour toi. L’une au sol, lentement. La seconde debout, face au mur, plus
rapidement. Prends tout ce qui te plaira. Ensuite, on continue ton solo.»
Elle a fait les deux improvisations. Elle venait de me dire : «Il y a ce livre
qu’on appelle le dictionnaire : c’est le corps humain. Il est rempli de gestes,
de mouvements. Choisis selon les besoins de ton histoire.» Une leçon de
chorégraphie toute simple. Une manière d’ouvrir les yeux, de recevoir le corps
dans l’espace. Louise Bédard m’offrait du vocabulaire comme on dit. Je l’ai
remerciée. L’instant d’après, elle est redevenue l’interprète voulant explorer, exprimer ma vision d’un
autre monde. Quel privilège.
L’artiste
Dominic Papillon a réalisé le moulage de la tête de Louise Bédard. Ce fut une
expérience intense pour elle. Un jour, peut-être, elle en témoignera. Le
lendemain, l’artiste m’envoya par courriel des photographies du masque du
visage de Louise. Elle avait les paupières baissées, la peau blanche, les
lèvres à peine rosées, les rides à nue, presque un masque mortuaire. Ça m’a troublé.
Le lendemain, au studio, j’ai apporté ces photos pour les lui montrer. Elle n’y
tenait pas. On a continué notre travail de chorégraphie. Elle prenait beaucoup
de notes. Parfois, je jouais
physiquement devant elle ce que je voulais. Elle était très attentive,
méticuleuse. Elle répétait, trouvait la façon d’entrer dans le mouvement, le
geste, l’attitude. Très vite c’est devenu son corps à elle, sa respiration, son
poids. Ça ne m’appartenait déjà plus. C’était merveilleux. Un jour, je suis arrivé avec une tête de
mannequin en striromousse à l’intérieur
de laquelle j’avais introduit un poids de quatre livres. On a travaillé tous
les jours avec cet accessoire. La
vraie tête aurait les cheveux longs, noirs et gris. Ceux d’une femme âgée. À
cette époque, Louise Bédard avait teint ses cheveux roux. Ils tombaient aux
épaules. Elle a les yeux bleus. Ce serait son visage, certes, mais pas elle.
Très tôt, j’ai senti que Louise, pas seulement son corps, était interpellée par
le destin de cette femme figée dans la glace. Un jour, j’ai invité la
répétitrice Ginelle Chagnon à venir voir notre travail. Cette femme voit tout
et connait merveilleusement bien le corps du danseur. C’est précieux pour une
interprète et un jeune chorégraphe. «On
dirait du Buto par moments.» m’a-t-elle dit. Sa remarque m’a beaucoup
touché. À quelques jours de la première, Louise et moi avons cherché ensemble
une perruque pour Salomé. Une fois trouvée, je l’ai apportée à Dominic Papillon
ainsi qu’un poids de quatre livres. Il a fixé le tout avec beaucoup de soin. Le
lendemain la tête était prête. La première au FTA aurait lieu dans deux jours.
Louise n’avait pas encore vu ni manipulé la tête ; encore moins dansé avec
elle. Louise semblait s’en méfier, la nier, repousser le plus tard possible le
moment de cette première rencontre avec elle-même. Le jour venu, j’ai placé la
tête sur une petite table dans le studio de danse. Elle tenait en équilibre sur
son cou. Un léger voile la recouvrait. J’ai dit à Louise : «Il va falloir que tu la vois. Que tu répètes au moins une fois avec.» Ce
n’est pas de gaieté de coeur qu’elle s’est approchée de la table. J’ai enlevé
le voile. Louise a vu. Son visage est devenu un roman-éclair d’une incroyable
émotion. Comme s’il elle voyait ce qu’il ne fallait pas. On a échangé quelques
mots, puis le travail a repris, avec cette nouvelle tête. Je ne saurai jamais
ce qui s’est passé en elle, à ce moment
précis. Ni ce qui circule, ou surgit en elle en dansant ce solo devant le
public. C’est de l’ordre de l’intime. Je ne me suis jamais permis de le lui
demander. En répétition nous n’utilisions jamais la «vraie» tête, sauf les
jours de représentations. Le corps n’est pas une idée en l’air... Il est rare
qu’une personne ait l’occasion de se voir représentée en trois dimensions. Nous
sommes habitués de nous voir en photographie, sur vidéo, dessiné ou peint
peut-être. Ce que renvoie de nous le miroir est souvent étrange. Pour nous,
l’image de notre visage n’existe qu’en deux dimensions. Alors tenir entre ses
mains un instantané matériel de son visage, sa tête, en trois dimensions,
grandeur nature, cela est inhabituel et peut déstabiliser.
Dans
La soeur de Salomé Louise Bédard est
merveilleuse pour plusieurs raisons. Son interprétation est humaine, à la fois
fragile et indestructible. Sa présence et son jeu sont en totale complicité
avec l’oeuvre qu’elle incarne et la tête de Salomé ; ce visage aux yeux clos
d’elle-même, devenu 1/7 de tout son corps. Elle le tient entre ses mains. Il
roule entre ses doigts. Elle le porte au bout de ses bras. Elle crée le corps
d’une autre femme. Salomé et sa soeur. Elle l’écoute, tempe à tempe, bouche à
bouche, lui chuchoter des secrets de femmes. Elle dépose la tête par terre, la
regarde, la reprend, la cajole, caresse sa chevelure, la respecte, l’enserre,
la met à distance ou s’en rapproche. Entre elles, attirance et répulsion
s’unissent, se croisent, se jaugent, se toisent, se laissent et se délaissent
dans une zone magnétique étrange. Ces femmes, leurs corps et dimensions, à ce
moment précis du solo, font partie du monde des deux chats de mon histoire, la
mort en moins. Merci Louise Bédard.
rober
racine
Montréal,
avril 2017.