La mort en moins


Nous n’habitons pas tous notre corps de la même manière. Certains le vénèrent, d’autres l’endurent, le glorifient ou le soignent, s’en accommodent, l’entraînent ou  en abusent, l’usent, l’offrent ou le louent. Certains l’observent avec passion d’autres n’y pensent même pas. Mais il est là et il y restera jusqu’à la fin de notre séjour ici-bas. 

Enfant j’avais trois passions : observer la nature, l’exploration spatiale et jouer dehors. J’étais très physique, sportif (athlétisme, hockey, hand-ball), peu dans ma tête. Derrière notre maison, il y avait des champs à perte de vue. J’ai été tous les insectes, les merles et les carouges, toutes les herbes, les ciels et la terre. La plupart des voisins avaient une piscine. Alors j’ai été tous les astronautes marchant dans l’espace faisant la grimace à la gravité terrestre. Je bougeais sous l’eau dans un semblant d’apesenteur merveilleux. Le bonheur. Tout cela a été mon premier livre de lecture, moi qui détestait lire à la petite école. À l’âge de quinze ans les choses ont changé : mon corps est disparu. Grâce à la musique, j’ai découvert ma véritable vocation : la création artistique. Je m’y suis engagé totalement : écrire, composer, dessiner, explorer, essayer. Du coup le corps et son entéléchie sont passés au second plan. 

Depuis 1976, j’ai travaillé avec plus d’une dizaine de chorégraphes. Leur manière de créer m’a toujours fasciné. Après toutes ces années auprès d’eux, leur art demeure un mystère pour moi. C’est une alchimie bien proche de la composition musicale quelque part, mais où ? 

J’ai longtemps eu un fantasme : être seul en studio avec une danseuse et créer un solo pour elle. Pas pour devenir chorégraphe, je ne le serai jamais. Mais pour connaître la sensation de créer une oeuvre avec quelqu’un, seuls, ensemble. Créer un solo comme on écrit un texte avec une plume sur du papier blanc dans un temps donné, un lieu donné, pour une personne donnée. J’ai réalisé ce fantasme à trois reprises : en 1982 avec la danseuse et chorégraphe Ginette Laurin pour le solo La jouissive d’Elle G ; en 2001 avec la danseuse Manon Levac : Entre deux silences ; et en 2009 avec la danseuse et chorégraphe Louise Bédard : La Soeur de Salomé.

Dans les trois cas, j’avais une image de départ précise à offrir à l’interprète le premier jour de notre rencontre en studio. 

En 1982, j’avais dit à Ginette Laurin : «Tu es une cantatrice excentrique. Tu fais l’action de chanter. À chaque fois que les sons s’échappent de ta bouche tu les rattrapes avec tes mains, tes doigts pour les remettre dans ta bouche, comme si les sons étaient des bulles qui s’échappaient de ta tête, de ton corps. Très vite tu en émets trop et tu n’y arrives plus ; tu es littéralement débordée.»

En 2001, j’avais dit à Manon Levac : «Tu te places à l’arrière-scène, côté cour.  Debout, face au public, les yeux fermés, le visage bien ouvert. Tes mains sont à plat, verticalement, tout près de tes oreilles. Ta tête fait plusieurs fois le signe : non, non, non. Comme si tu ne voulais pas entendre quelqu’un qui te parle ou le bruit. Tu veux être entre deux silences,  tes mains, ne plus rien entendre. Tout le solo se dansera sans musique.»

En 2009, après avoir dit à Louise Bédard que je souhaitais explorer très librement le récit biblique de Salomé et la décapitation de Iokanann, qui m’avait fasciné en lisant le texte d’Oscar Wilde en 1977, je lui racontai (et jouai devant elle) une scène dont j’avais été le témoin à l’âge de dix-neuf ans. Ce serait le début du solo. «Il devait être dix ou onze heures du soir. Je revenais de chez mon amie. Je marchais sur le trottoir. Je retournais chez moi. À un cinquantaine de pieds devant, j’ai vu au milieu de la chaussée, un chat étendu sur l’asphalte mouillée. Il venait d’être frappé par une voiture. Il agonisait. Il vibrait dans les reflets de la nuit. Sa tête était tournée vers le ciel. Ses poils ondulaient au vent. Ça sentait la pluie, les vers de terre. Tout était silence. Il n’y avait pas de voitures. Puis un autre chat est arrivé. Il s’est approché de lui très lentement, le regard fixé, rivé, attiré par le chat mourant. Son corps tout entier le regardait. Il marchait délicatement sur le bout de ses pattes grises, téléguidé, comme pour ne pas déranger la mort qui s’installait dans le corps de l’autre ou la vie qui le quittait. Il se voûtait parfois, effrayé. Il s’immobilisait, une patte en l’air, figé dans son mouvement. Il ouvrait la gueule sans émettre le moindre son. Tout cela très lentement. Dans mes yeux, ce chat exprimait de la fascination, de l’attirance mais aussi de la répulsion. On aurait dit  un somnambule ; en dehors de son corps, mais en même temps, totalement présent à lui. Ces deux chats ne faisaient plus partie de notre dimension de vivants sur Terre. Il y avait une zone magnétique entre eux, attirante et repoussante à la fois. Comme deux aimants qui s’embrassent ou se refusent, rebondissant sur des lèvres invisibles, dégoûtés. Je n’avais jamais rien vu d’aussi étrange de toute ma vie. C’est ainsi que j’aimerais que tu avances en marchant, lentement, vers la tête de ta soeur Salomé, placée devant toi, sur la glace d’un lac gelé, la nuit. Cette tête sera un moulage exact de ta propre tête, Louise. C’est avec elle qui tu danseras. Juste avant, en ouverture, tu feras résonner un diapason trois fois de suite : sur ton coeur, sur ta cuisse et sur ton genoux.  Pour toute musique, tu laisseras mourir la note la trois fois sur ton corps. Acoustique. Il n’y aura aucune amplification. Je ne veux pas de musique. Tout le solo se fera en silence. Aucun décor. Pas d’éclairage ou accessoire. Juste toi, cette tête et la danse que tu vas créer.»

Trente-deux ans plus tard, je voulais revisiter ce tête à tête inquiétant avec Louise Bédard. La Soeur de Salomé ne serait pas une illustration du récit de Wilde, lui dis-je. Tout au plus, je m’inspirerais librement d’une légende apocryphe racontant la mort de cette princesse juive : «Salomé mourut en passant sur un lac glacé : la glace se brisa et elle tomba jusqu’au cou dans l’eau. La glace se reforma autour de son cou, laissant apparaître sa tête, comme posée sur un plateau d’argent."1


Dès le départ j’avais décidé que Louise Bédard danserait avec la tête d’une femme et non celle de Iokanann, un homme. En faisant ma recherche, j’avais lu que le poids moyen d’un tête humaine (tranchée) équivalait environ au 1/7 du poids total du corps. Je souhaitais que Louise Bédard tienne dans ses mains un objet ayant le poids réel de sa propre tête : douze livres environ. Quand je suis allé dans un magasin de sport acheter un poids de cette capacité, j’ai vite compris qu’il serait impossible pour elle (ou quiconque) de bouger, danser, rouler, tenir à bout de bras et dans ses mains, délicatement, à quelques pouces du sol un tel poids. Louise Bédard m’a dit qu’elle pourrait danser avec une charge maximum de quatre ou cinq livres, pas davantage. 

Durant notre travail de création, Louise Bédard n’a jamais laissé la chorégraphe qu’elle est profondément prendre la place de l’interprète qui s’offrait à moi pour la création de ce solo. C’est l’une de ses grandes qualités. À une seule occasion j’ai demandé à la chorégraphe de m’aider. Je sentais que quelque chose n’allait pas. Je lui ai demandé d’être très franche. Elle m’a regardé avec un grand sourire généreux. «Il faudrait que ça bouge davantage à partir d’ici, et plus rapidement. C’est trop lent. ― Oui. Mais comment ? ― Regarde. Je vais faire deux courtes improvisations pour toi. L’une au sol, lentement. La seconde debout, face au mur, plus rapidement. Prends tout ce qui te plaira. Ensuite, on continue ton solo.» Elle a fait les deux improvisations. Elle venait de me dire : «Il y a ce livre qu’on appelle le dictionnaire : c’est le corps humain. Il est rempli de gestes, de mouvements. Choisis selon les besoins de ton histoire.» Une leçon de chorégraphie toute simple. Une manière d’ouvrir les yeux, de recevoir le corps dans l’espace. Louise Bédard m’offrait du vocabulaire comme on dit. Je l’ai remerciée. L’instant d’après, elle est redevenue l’interprète voulant explorer, exprimer ma vision d’un autre monde. Quel privilège.

L’artiste Dominic Papillon a réalisé le moulage de la tête de Louise Bédard. Ce fut une expérience intense pour elle. Un jour, peut-être, elle en témoignera. Le lendemain, l’artiste m’envoya par courriel des photographies du masque du visage de Louise. Elle avait les paupières baissées, la peau blanche, les lèvres à peine rosées, les rides à nue, presque un masque mortuaire. Ça m’a troublé. Le lendemain, au studio, j’ai apporté ces photos pour les lui montrer. Elle n’y tenait pas. On a continué notre travail de chorégraphie. Elle prenait beaucoup de notes. Parfois, je jouais physiquement devant elle ce que je voulais. Elle était très attentive, méticuleuse. Elle répétait, trouvait la façon d’entrer dans le mouvement, le geste, l’attitude. Très vite c’est devenu son corps à elle, sa respiration, son poids. Ça ne m’appartenait déjà plus. C’était merveilleux. Un jour, je suis arrivé avec une tête de manequin en stryromousse à l’intérieur de laquelle j’avais introduit un poids de quatre livres. On a travaillé tous les jours avec cet accessoire. La vraie tête aurait les cheveux longs, noirs et gris. Ceux d’une femme âgée. Dans la vie, Louise Bédard a les cheveux roux tombant aux épaules, les yeux bleus. Ce serait son visage, certes, mais pas elle. Très tôt, j’ai senti que Louise, pas seulement son corps, était interpellée par le destin de cette femme figée dans la glace. Un jour, j’ai invité la répétitrice Ginelle Chagnon à venir voir notre travail. Cette femme voit tout et connait merveilleusement bien le corps du danseur. C’est précieux pour une interprète et un jeune chorégraphe. «On dirait du Buto par moments.» Sa remarque m’a beaucoup touché. À quelques jours de la première, Louise et moi avons cherché ensemble une perruque pour Salomé. Une fois trouvée, je l’ai apportée à Dominic Papillon ainsi qu’un poids de quatre livres. Il a fixé le tout avec beaucoup de soin. Le lendemain la tête était prête. La première au Festrival TransAmérique aurait lieu dans deux jours. Louise n’avait pas encore vu ni manipulé la tête ; encore moins dansé avec elle. Louise semblait s’en méfier, la nier, repousser le plus tard possible le moment de cette première rencontre avec elle-même. Le jour venu, j’ai placé la tête sur une petite table dans le studio de danse. Elle tenait en équilibre sur son cou. Un léger voile la recouvrait. J’ai dit à Louise : «Il va falloir que tu la vois. Que tu répètes au moins une fois avec.» Ce n’est pas de gaieté de coeur qu’elle s’est approchée de la table. J’ai enlevé le voile. Louise a vu. Son visage est devenu un roman-éclair d’une incroyable émotion. Comme s’il elle voyait ce qu’il ne fallait pas. On a échangé quelques mots, puis le travail a repris, avec cette nouvelle tête. Je ne saurai jamais ce qui s’est passé en elle,  à ce moment précis. Ni ce qui circule, ou surgit en elle en dansant ce solo devant le public. C’est de l’ordre de l’intime. Je ne me suis jamais permis de le lui demander. En répétition nous n’utilisions jamais la «vraie» tête, sauf les jours de représentations. Le corps n’est pas une idée en l’air... Il est rare qu’une personne ait l’occasion de se voir représentée en trois dimensions. Nous sommes habitués de nous voir en photographie, sur vidéo, dessiné ou peint peut-être. Ce que renvoie de nous le miroir est souvent étrange. Pour nous, l’image de notre visage n’existe qu’en deux dimensions. Alors tenir entre ses mains un instantané matériel de son visage, sa tête, en trois dimensions, grandeur nature, cela est inhabituel et peut déstabiliser.
Dans La Soeur de Salomé Louise Bédard est merveilleuse pour plusieurs raisons. Son interprétation est humaine, à la fois fragile et indestructible. Sa présence et son jeu sont en totale complicité avec l'oeuvre qu'elle incarne et la tête de Salomé ; ce visage aux yeux clos d'elle-même, devenu le 1/7 de tout son corps. Elle le tient entre ses mains. Il roule entre ses doigts. Elle le porte au bout de ses bras. Elle crée le corps d'une autre femme. Salomé et sa soeur. Elle l'écoute, tempe à tempe, bouche à bouche, lui chuchoter des secrets de femmes. Elle dépose la tête par terre, la regarde, la reprend, la cajole, caresse sa chevelure, la respecte, l'enserre, la met à distance ou s'en rapproche. Entre elles, attirance et répulsion s'unissent, se croisent, se jaugent, se toisent, se laissent et se délaissent dans une zone magnétique étrange. Ces femmes, leurs corps et dimensions, à ce moment précis du solo, font partie du monde des deux chats de mon histoire, la mort en moins.

Merci Louise Bédard.

1 Flavius Josèphe, «Guerre des Juifs» et «Antiquités judaïques». 

© Rober Racine, 2012

La mort en moins, Spirale , arts, lettres, sciences humaines. Numéro 242, automne 2012, pp. 42-44. Montréal, Québec. "Dossier : États de corps". Sous la direction de Michèle Febvre et Guylaine Massoutre.